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Ecrivaine occitane, semeuse de graines de folie. Etre écrivain, c'est combattre, c'est dire, dénoncer, tous les jours, à chaque instant, jusqu'au dernier souffle. C'est aussi écrire pour vous faire évader. Quitter les sentiers battus et partir vers d'autres horizons.

LE SANG DE LA MISERICORDE Feuilleton jour 1

Par Alex 'Florstein' Fedorov, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=20632875

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CHAPITRE I



Natacha Pavalovla fit rouler son fauteuil jusqu’à la fenêtre. La buée sur les vitres avait du mal à se dissiper. Dehors, le soleil du mois de juillet, encore timide, tentait de chasser l’humidité. Il avait plu toute la nuit. Une petite pluie fine, crasseuse, inondait la ville depuis trois jours. Contrainte de rester enfermée dans cet appartement, piètre souvenir des fastes d’antan, où l’odeur de moisi suintant des murs se mélangeait à celle des poubelles, Natacha ressassait son amertume. Il faisait froid. Elle regarda ses mains… Tordues, cagneuses, comme celles d’une sorcière. Tomber si bas, et si peu de recours. Si peu d’espoir aussi… Nikolaï viendrait-il avant de partir ? C’était peu probable. La dernière fois, elle l’avait trop harcelé. Ses mains… Quelle déchéance. Plus possible de jouer du piano avec ces mains-là ! Le piano qui avait été toute sa vie. Le piano, les bruits de bottes, les sirènes d’alarme. Dans sa tête, tout se mélangeait : valses de Vienne, Chopin, Wagner, et la musique pour oublier les hurlements dans la rue, les cris de haine et de douleur. Oublier. Ne plus les entendre. A présent, c’était Saint-Pétersbourg, un soir de 2004. Mais dans son souvenir valsait un autre soir à Leningrad. Leningrad où elle n’était pas, ni ce soir-là, ni les autres… Dans sa tête, se disputaient les noms successifs de la ville de ses ancêtres et lui mangeaient la raison.
Dehors, le soleil illuminait enfin Saint-Pétersbourg. Plus de barrages antichars dans les rues, plus de tranchées-refuges. Depuis si longtemps… Et pourtant, toujours ce bruit de bottes. Plus fort que la musique. Toujours cette angoisse de la faim et du froid qui l’avait poussée à agir comme elle l’avait fait. Oui, la peur. Trop pour pouvoir résister. Qui pouvait comprendre l’horreur qu’elle avait vécue ?
Tout s’emmêlait dans son esprit. Leningrad, Berlin. Wagner, Chopin, les bruits de bottes et les talons aiguilles sur le carrelage des salons.
Nikolaï ne viendra pas.
— Arrêtez ce bruit ! hurla Natacha. Je vous en prie.
Seul le coup de canon donnant le signal de Midi lui répondit.
Au pied des immeubles aux façades délabrées, la Neva coulait immuable, indifférente aux morsures du temps.



A l’aéroport de Moscou, Nikolaï attendait l’heure du vol Moscou-Paris. Il n’était pas allé voir Natacha avant de partir et un vague sentiment de culpabilité venait ternir son plaisir de revoir la France. Il aurait dû y aller, baiser une fois encore son front fripé, supporter ses jérémiades, l’écouter ressasser son passé. Mais il ne voulait plus l’entendre. Il avait accompli ce qu’il estimait être son devoir filial et le terminerait. Point final. Natacha ne pourrait plus lui empoisonner la vie. En était-il certain ? Le poison, elle le lui avait versé dans sa vie en le mettant au monde. La vie et le poison dans ses langes.
« Bonjour le cadeau ! » dit Nikolaï tout haut, en français, sans se préoccuper des coups d’œil étonnés autour de lui. Certains le connaissaient de vue et ne s’en formalisèrent pas. Il avait fait la Une des journaux quelques semaines plus tôt pour son nouveau roman policier « Le temps des assassins ». Beaucoup l’avaient vu à la télévision. Leur indulgence lui était acquise. C’était un artiste. Pouvait-on savoir ce qui se passait dans la tête de ces gens-là ? Peut-être un nouveau roman en préparation. Certains diront à leurs proches « j’ai pris l’avion avec Nikolaï Pavalovla, il est en train d’écrire un autre livre ».
Nikolaï écarta le souvenir de sa mère pour se pencher sur ceux plus doux de Paris. Paris cinq ans auparavant… La tour Eiffel, Notre Dame, le Louvre, la descente de la Seine en nocturne avec Elisabeth… Elisabeth. Qu’était-elle devenue ? Il l’avait quittée précipitamment aux premières lueurs du jour, sans explication, sans adieux. Il ne l’avait jamais rappelée, ne lui avait jamais donné d’éclaircissement sur sa conduite. A quoi bon ? Le haut-parleur annonça « Les passagers pour Paris sont priés de se rendre en salle d’embarquement ».
L’avion amorça son départ et le ciel gris de Moscou disparut. Au-dessus des nuages il faisait beau. Nikolaï songea à Paris. Il n’y resterait pas. Terminé Paris. Disparue Elisabeth. Il fallait effacer les souvenirs, gommer le passé. Oublier Paris. Une nuit à l’hôtel, ensuite encore l’avion. Pour le sud de la France, cette fois-ci. Pas la Côte d’Azur, il y était déjà allé plusieurs fois avec Natacha pour ses concerts. Il se souvenait, étant enfant, des chambres impersonnelles, des hôtels de luxes avec majordomes condescendants et portiers en livrées, des grosses voitures silencieuses aux sièges invraisemblables qui semblaient l’avaler à chaque fois, énormes gueules de cuir froid, grand ouvertes sur un petit garçon inquiet. Une enfance feutrée, ennuyeuse, une adolescence gommée dans le sillage d’une mère castratrice. Castratrice, mais célèbre. Les palaces de Londres et le retour à Saint-Pétersbourg à la fin du régime communiste… Non, surtout pas la côte d’Azur. Le sud de la France dans une petite ville parfaitement inconnue, Frontignan, dans l’Hérault. Il avait été invité pour un festival de roman noir. Ou plutôt, il s’était invité à ce festival, pour le plus grand bonheur de ses organisateurs. Lui, le grand Nikolaï Pavalovla, s’invitant lui-même à leur festival ! Une aubaine pour une association de Province, n’est-ce pas ? Nikolaï, toujours imbu de sa personne, se délectait de cette gloire en souriant avec fatuité. Il étendit ses longues jambes devant lui sous le fauteuil vide, se gratta le menton, tic qui indiquait chez lui une parfaite satisfaction, et bascula ses longs cheveux blancs en arrière. Il pouvait encore dormir tranquille.
L’avion amorça sa descente sur Paris. Le soleil brillait sur la capitale de la France.

***

— Qui a fait ces affiches ? demanda Sabine en ouvrant la porte du bureau du responsable du service communication. Quand même, ce type prend toute la place ! Merci pour les autres.
— D’abord, on dit bonjour, mon petit. Il me semblait vous l’avoir déjà dit ? répondit son chef vexé par l’intrusion inopinée de la jeune secrétaire pendant qu’il jouait aux cartes sur Internet. Justement, je viens de recevoir un coup de fil de Jean-Paul. L’arrivée de Monsieur Pavalovla est prévue pour demain 15h00. Il faut aller l’attendre à l’aéroport. Vous irez avec lui.
— Oh non ! Pas lui ! Il n’est pas marrant. Il rit chaque fois qu’il se coince un doigt dans la porte et je crois qu’il ne m’aime pas. Vous ne pouvez pas y envoyer Marie-Claude ? Et en plus, j’ai des choses à faire demain, c’est samedi.
— Pardon ? Qui donne les ordres ici, mon petit ? Moi. On vous l’a dit que pour le temps du festival vous travailleriez le samedi. Alors demain, vous allez accueillir Monsieur Pavalovla et vous laisserez tomber le reste. Vu ?
— Oh non ! J’aurais préféré aller accueillir Jérôme Laval, vous savez, celui qui écrit des romans bien saignants, hein ? Le jeune, vous savez ? Il a des yeux bleus, wouah ! Et j’adore ce qu’il écrit, au moins ça décoiffe. Tandis que l’autre, là, le Russe, c’est d’un barbant, intello, tout ça. J’aime pas. En plus c’est un vieux croûton.
— Un : on dit « je n’aime pas ». Avec un « N » apostrophe. Ensuite, le vieux croûton, il est connu mondialement et c’est notre invité d’honneur. Ce n’est pas tous les jours que la ville de Frontignan reçoit un tel hôte. En plus, exécuter ce qu’on vous demande, cela me paraît faire partie de vos fonctions, non ? Donc, demain, vous allez recevoir notre hôte russe avec Jean-Paul. Et habillez-vous correctement. Il est hors de question que vous fassiez partie des accompagnateurs de ce festival accoutrée comme une SDF. Vu ?
Sabine haussa les épaules, prit la pile de prospectus posée devant son chef et sortit en maugréant :
— Tu parles d’une campagne de pub !
Sébastien commençait à voir rouge.
— Sabine ! Revenez ici ! Ce n’est pas parce que vous avez commencé un « BTS de communication » que vous savez tout. Vous êtes ici en stage, et parce que je connais votre papa. Nous sommes bien d’accord ? Alors vous gardez vos réflexions pour vous. Et emportez-moi ces prospectus chez Marie-Claude, elle sait ce qu’il faut en faire, elle.
Sabine se mordit la lèvre pour ne pas répondre. Elle balbutia un « bien Monsieur » peu convaincant, et sortit à reculons. A ce même moment, Marie-Claude ouvrit brusquement la porte, percuta sa collègue de travail, et Sabine s’affala au pied de son chef, jetant à la volée les prospectus aux quatre coins du bureau.
— Et merde ! jura Marie-Claude pour tout commentaire. Qu’est-ce que tu foutais là, aussi !
— Dehors toutes les deux ! hurla Sébastien. Allez bosser ! Le festival commence dans cinq jours et ces prospectus sont toujours là !
Puis, en voyant Sabine sortir, il rajouta :
— Vous allez me laisser ces paperasses parterre ? Vous comptez peut-être que je les ramasse ?
Les deux jeunes filles se précipitèrent en même temps sans oser répondre, emportant chacune, pêle-mêle, un paquet de prospectus. Elles s’éclipsèrent en silence et refermèrent la porte.
— Ouf ! soupira Sabine. Quel ours ce type ! Qu’est-ce qu’il a aujourd’hui ?
— Il s’est fait remonter les bretelles par le maire. Il a demandé au service technique d’installer les chapiteaux une semaine avant le festival, à cause du Russe. Rien n’est prêt, il manque des tables, des chaises, et il a invité un nombre dingue de personnalités. Le maire trouve qu’il a pris la grosse tête. Il dit que la ville de Frontignan n’est pas équipée pour recevoir tout ce monde. Et l’équipe technique ne veut pas installer les chapiteaux à l’avance. Ils disent que ça ne servira à rien et qu’ils ne vont pas passer leur temps à les surveiller. Il s’est disputé avec la moitié de la mairie, et maintenant il s’en prend à nous. Ne te bile pas. C’est son premier festival depuis son embauche, il a peur de ne pas être à la hauteur.
— Zut ! Il m’envoie avec Jean-Paul chercher le Russe à l’aéroport. Et en plus, il veut que je change de fringues. Où veut-il que je trouve des fringues ? Elles ne sont pas bien, celles-là ?
— Ben, tu vois, elles ne sont pas vraiment dans le style de la boutique. Des franges au fond du pantalon et un tee-shirt des « Pokémons », cela ne fait pas très sérieux, non ?
— Et bé, j’ai pas autre chose. Tu ne voudrais pas me prêter un de tes costumes ?
— Un de mes costumes ? Pour que tu m’y fasses des bougnettes de mayonnaise ou de confiture ! Tu passes ton temps à manger, et tu en mets partout. Regarde-toi ! Bon sang ! Sabine ! Comment veux-tu que le chef ne se mette pas en colère ? Fais un effort.
— J’en fais des efforts. Déjà, aller à l’aéroport chercher le vieux avec Jean-Paul, c’est plus qu’un effort, c’est de l’abnégation.
— Là, tu as raison, répondit Marie-Claude en riant. Comme rabat-joie, ce Jean-Paul, on ne fait pas mieux. Peut-être auras-tu un ticket avec l’écrivain ?
— Boaf ! Tu as vu sa tête ? Très peu pour moi. As-tu lu son bouquin ? Moi j’ai essayé. Je suis fana des romans policiers. Mais alors là ! Je n’accroche pas. Ce type règle ses comptes avec la société de son époque, à travers ses personnages. C’est d’un barbant… Rien ne bouge dans ce livre, ça sent la poussière, les vieux meubles de grands-mères, c’est coincé, tristounet…
— Peut-être, mais c’est extrêmement bien écrit, et on y apprend plein de choses sur l’époque, sur les goulags, la politique. Enfin, tu n’es pas tenue de le chapoter pendant tout le festival. Seulement d’aller le chercher à l’aéroport. Il y aura France 3, M6, et toute la presse écrite du coin. Tu devrais être ravie.
— C’est pour cela que tu vas me prêter un de tes costumes, n’est-ce pas ? supplia Sabine.
Devant son désarroi non feint, Marie-Claude se sentit contrainte d’acquiescer.
— C’est bon, tu as gagné. Mais fais gaffe ! Si tu me le taches, tu le payes ? Ok ?
— D’accord, d’accord, dit Sabine en jubilant. Donne-moi ces prospectus. Je les apporte à la bibliothèque.
De l’étage supérieur, une voix tonna :
— Vous vous magnez, oui ? Ou faut-il que je les porte moi-même ?
Sabine fit une grimace peu respectueuse et s’éclipsa, un carton plein de prospectus dans les bras.
Elle sortit de la mairie, descendit prudemment les marches, et se retrouva en plein soleil face au jet d’eau devant lequel quelques vieux faisaient la causette en espintchant les passants. Pour le moment, la place était vide et l’arrivée de Sabine fut une aubaine. Ils avaient épuisé tous les sujets de conversation, d’Alexandre malade qui ne voulait voir personne, à la femme de Marius atteinte d’Alzheimer. Pauvre Marius, obligé de la suivre toute la journée, de la faire surveiller chaque fois qu’il allait aux boules ou faire la causette avec ses copains ! Parfois, elle ne le reconnaissait pas, refusait de lui ouvrir la porte, pour finalement le disputer deux heures plus tard à cause de son retard. Dieu les garde d’une telle déchéance !
— Elle n’est pas mal, la petite, remarqua Philippe le plus vieux de la bande qui allait allègrement vers ses quatre vingt cinq ans. Dommage qu’elle soit aussi mal fagotée.
— Son père doit en être malade, renchérit Marcel. Dire que sa grand-mère était si jolie !
— Ah, ah ! La Louise ! Tu l’aurais bien épousée, hein ? Mais elle n’a pas voulu de toi ! ironisa Philippe. Au fait, vous avez des nouvelles d’Emile ?
— Non, maugréa Marius. Il se terre chez lui. Ce n’est pas parce que son petit-fils a fait des conneries qu’il doit nous éviter.
— Qu’est-ce qu’il a fait comme connerie ?
— Il s’est fait prendre par les flics avec du « shite » dans la voiture.
— Ah ! du « shite » ! dit Marcel en hochant la tête d’un air entendu, bien qu’il n’en ait jamais vu, ni de près ni de loin. Du « shite »…
— Quand même, elle a un beau postérieur, rajouta Louis. Le même que sa grand-mère.
— Parce que tu l’as connu, le postérieur de sa grand-mère toi ? T’es même pas d’ici. Ne parle pas de ce que tu ne connais pas.
— Oh, mais en 47, quand je me suis marié et que je suis venu habiter ici, elle avait encore un beau derrière, Louise ! Elle n’avait pas trente ans. Je m’en souviens comme si c’était hier.
— Je t’interdis de mal parler de Louise, s’énerva Marcel, toujours prêt à se mettre en colère contre celui qu’il considérait comme un étranger. Le derrière de Louise, c’est notre patrimoine.
— C’est ça. Causes-en à Firmin du derrière de sa femme, tu verras s’il pense qu’il fait partie du patrimoine de la commune ! D’ailleurs, elle est morte, la Louise. Tu n’as pas le droit de parler d’elle.
— Toi, l’étranger, rentre chez toi, cria Marcel en menaçant Louis de sa canne.
— C’est ça, je rentre chez moi. Bonjour à tous.

Louis se leva en soufflant à cause de son asthme et emboîta le pas à la petite Sabine qu’il suivit de loin, pour ne pas la déranger dans son travail. Etranger… Il ne l’était pas tant que ça. Lui, il était né à Mèze, de l’autre côté de l’étang, et avait épousé Antoinette, une fille de Frontignan. Mais Marcel et lui avaient un contentieux qui datait des années cinquante. Le temps avait empiré le litige au lieu de l’arranger. Les deux hommes, veufs depuis presque dix ans, ressassaient leur amertume. Mais demain, à la même heure, ils seraient là tous les deux avec les copains des belles années, pour parler de ces femmes qui avaient illuminé leur vie et que l’absence rendait plus merveilleuses encore. Louise, la femme de Firmin avait un beau derrière, c’était un fait, mais celle de Philippe des yeux magnifiques, celle de Marcel des seins à faire pâlir d’envie Marilyn, et les autres étaient toutes aussi belles dans les tourments de la guerre, ou la grisaille des années cinquante. Ils étaient tous restés seuls, parfois aigris, parfois tendres, et continueraient à venir regarder les femmes de tous âges, les jeunes et les moins jeunes, assis en ringuette sur les bancs publics.

 

Sabine entra dans la bibliothèque, accueillie par des soupirs de soulagement, et Louis retourna dans la solitude pesante de sa maison. Il était déjà dix sept heures, l’horloge de la ville sonna les cinq coups, et l’avion de Moscou atterrit sur la piste parisienne.

 

***

 

Devant l’aéroport de Fréjorgues la chaleur était telle que le sol dégageait une odeur écoeurante de goudron fondu. En sortant de l’avion où il faisait frais et de la salle climatisée, Nikolaï crut s’évanouir devant ses hôtes. Malgré la canicule, les appareils photos et les caméras de télévision harcelaient l’écrivain. Sa carrure d’athlète lui donnait une allure de géant. Ce qui surprenait le plus, au premier abord, c’étaient ses jambes et son ventre, et sa chevelure blanche retenue par un ruban. Dans la foule, on ne voyait que lui, colosse semblant sorti d’un livre de Tolstoï, souvenir de la Russie tzarine et d’une époque révolue. Il en « jetait », comme on dit vulgairement. Mais vulgaire, Nikolaï ne l’était pas, il n’en avait jamais eu le droit. On l’interpella, en français, en russe, et des dizaines de micros virent se balancer devant son visage. Il adressa aux journalistes un geste solennel de ses mains fines contrastant avec le reste du corps, en disant en français « Mesdames et Messieurs, je vous en prie, je suis très fatigué ». Puis, refusant de répondre aux questions pressantes, il invita toutes les personnes présentes à venir le jour de l’ouverture du festival, à Frontignan. Il s’appuya sur l’épaule de Sabine en lui disant « on y va mon petit ? ». Elle était visiblement à son goût et Jean-Paul apprécia peu sa façon de le prendre pour le larbin de service. Vêtue d’un petit ensemble court dans les tons vert Nil, Sabine était rayonnante. Pour une fois, elle avait assuré, grâce à Marie-Claude et à ses dons d’esthéticienne. En la voyant arriver en fin de matinée à la mairie, son chef avait failli ne pas la reconnaître. Les papés, chassés de leurs bancs et refoulés vers le bar à cause du marché, n’étaient pas là pour siffler leur admiration. Sabine s’était trouvée très mal à l’aise face à son chef qui, pour une fois, sortit de sa réserve en lui faisant des compliments. Mais au milieu des journalistes et des photographes, elle sentait naître chez elle une nouvelle vocation : celle d’hôtesse d’accueil. Pourquoi pas secrétaire privée de l’écrivain ? Jean-Paul fut contraint de lui ouvrir la porte de la voiture pour ne pas déplaire à l’écrivain. Il marmonna au passage « n’en profite pas », et Sabine lui offrit son plus beau sourire. Les appareils photos crépitèrent et Sabine inaugura sa première sortie mondaine au bras de l’hôte privilégié de la mairie. De quoi s’attirer pas mal d’inimitiés !

— Je vous ai réservé une chambre dans le meilleur hôtel de Frontignan, avec vue sur un petit parc, dit Jean-Paul en insistant sur le « je ». Vous y serez tranquille. Pendant deux jours, vous serez tout seul. Nous n’attendons les autres que pour lundi soir. Votre secrétaire nous a dit que vous étiez souffrant. Vous pourrez vous reposer. Si vous avez besoin d’un médecin, dites-le-nous.

— D’un médecin ? demanda Nikolaï surpris. Non, je n’ai pas besoin d’un médecin. Seulement de calme et de solitude. J’ai eu de gros soucis familiaux.

— Voulez-vous que nous vous accompagnions au restaurant ce soir ?

— S’il y a un restaurant dans l’hôtel, je préfère rester seul. Je vous remercie.

Jean-Paul et Sabine le conduisirent à la réception et le quittèrent en lui donnant rendez-vous le lendemain pour une visite à la mairie.

— Drôle de type, dit Sabine en sortant. Je n’en ai jamais vu d’aussi imposant.

— C’est le fils d’une grande pianiste russe, Natacha Pavalovla, grande au sens propre et au sens figuré. On dit qu’elle était d’une beauté à faire tomber à genoux les plus réfractaires à la beauté féminine. Toujours d’après les rumeurs de l’époque, elle aurait collaboré avec les Allemands pendant sa détention à Berlin. Elle était à Berlin au moment de la déclaration de guerre et elle n’a pas pu retourner à Leningrad, les Allemands ne l’ont pas laissée partir. Du coup, elle est restée à Berlin, mais au lieu de se tenir pénarde, elle jouait de la musique pour l’armée ennemie, et participait à des banquets pendant que ses compatriotes crevaient de faim et de froid. Ensuite, elle et son fils ont vécu en Angleterre car les communistes avaient en travers leurs amitiés passées. Quoique, Nikolaï n’était pas concerné. Il est né juste après la guerre. De père inconnu. Ce devait être une sacrée fêtarde, la Natacha. C’était sans doute un Allemand…

— Et moi ? Qu’est-ce que j’en fais de ce type ? Je ne vais pas m’occuper de lui tout le festival. Il n’est pas rigolo.

— Et pourquoi pas ? Tu t’en tires très bien. Je me demande si on ne va pas t’en confier la garde.

— Tu plaisantes, hein ? demanda Sabine inquiète.

— Eh, oui, ma grande, je plaisante. Crois-moi, il y a pas mal de personnes qui se le veulent pour elles, le Russe. Pour se faire mousser, se placer au niveau politique, se faire une notoriété facilement acquise. Tu es trop petite et trop jeune.

— N’empêche qu’il m’aime bien.

— Et bé, garde ça pour toi. Il y a plein de femelles hystériques qui voudront te disputer la place. Méfie-toi.

Elle éclata de rire.

— A t’entendre, on dirait que je vais me faire tuer.

— Du point de vue mondain, il y a des chances. Elles sont redoutables.

— Qu’est-ce que je m’en fous ! Je n’ai pas envie de finir ma vie à la mairie de Frontignan. C’est mon père qui a insisté pour que je vienne y bosser. Moi j’aurais voulu aller à Midi Libre. Mais il n’y connaissait personne. L’année prochaine, si j’ai mon BTS, j’aimerais travailler dans une agence de pub ou au conseil régional. Ici, ce sont des ploucs.

— Des ploucs ? Rien que ça ! Garde tes impressions personnelles pour toi. Je ne pense pas que les gens du coin les apprécient. Des sentiments un peu entachés de parti pris, non ? Que t’ont-ils fait tes compatriotes pour que tu aies d’eux une opinion si peu indulgente ? Bon, demain rendez-vous à neuf heures. Tache d’être à l’heure pour une fois, sinon Sébastien va encore péter un câble.

Sabine haussa les épaules. Ce stage commençait sérieusement à lui peser. Elle remonta le boulevard Gambetta, s’arrêta à la boulangerie pour s’acheter un flan pâtissier, son pécher mignon, et se dirigea vers l’esplanade où les chapiteaux devaient être installés pour le festival. Pour le moment, rien n’avait été fait. Elle imagina la rage de son chef le lundi, en se disant qu’elles allaient encore, Marie-Claude et elle, faire les frais de sa colère. A moins que les ouvriers du service technique n’aient fait le nécessaire le dimanche. Après tout, le festival commençait seulement le mardi. Puis, elle traversa le Rond Point, se dirigea vers l’école Anatole France, puis vers la rue des Carrières pour rejoindre le domicile de ses parents. En chemin, elle rencontra Louis, un des papés de la place de la mairie avec lequel elle allait souvent à la pêche au bord du canal et qui avait un appartement dans une petite résidence près du stade, derrière l’ancien cimetière, ou plutôt ce qu’il en restait. Celui-ci marqua un temps d’arrêt en voyant la jeune fille.

— Et ben, pitchoune, te voilà bien belle. Tu viens d’un rendez-vous galant ?

Sabine lui sourit.

— Bonjour, Louis. Hélas, non. Pas de rendez-vous galant.

— C’est bien dommage. Justement, l’autre jour, nous disions, avec les vieux de la place, que tu ressemblais à ta grand-mère. Elle était jolie ta grand-mère. Même qu’il y en avait pas mal qui étaient amoureux d’elle à l’époque. Il a eu de la chance ton grand-père. Tu es tout son portrait. Surtout bien habillée.

— Ah oui, mamie Louise. Il en est encore fier, papi. Vous venez le voir ?

— Oh non, pitchounette. Je rentre chez moi.

— Vous allez à la pêche demain ?

Louis tapota ses jambes.

— Pas demain, non. Elles ne veulent rien savoir, les bougresses. Saloperie de rhumatismes. Peut-être un de ces jours.

— Vous devriez prendre papi avec vous. J’ai l’impression qu’il s’ennuie.

— Oh ! Pauvre ! Ton papi ! Il n’a jamais aimé la pêche. Mais toi, à quelle pêche es-tu allée ainsi accoutrée ?

— Vous ne le direz à personne ?

Louis baissa la voix.

— Juré Pitchounette. Tu me connais.

Sabine éclata de rire.

— A la pêche au vieux Russe. Vous connaissez la Russie, papé Louis, il me semble ?

Louis se rengorgea.

— Un peu que je connais la Russie ! Et je suis un communiste enragé. Ton grand-père a dû te le dire. Crois-moi, nous nous sommes assez carcagnés[1] à ce sujet, lui et moi, dans le temps. Ton grand-père, c’est un vieux réac.

— Ça, c’est un peu vrai, admit Sabine. Mais je l’aime mon papi. Vous aussi, je vous aime bien. Je vous présenterai le Russe si vous voulez.

Louis eut un moment d’hésitation.

 

[1] Battus, accrochés

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