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Ecrivaine occitane, semeuse de graines de folie. Etre écrivain, c'est combattre, c'est dire, dénoncer, tous les jours, à chaque instant, jusqu'au dernier souffle. C'est aussi écrire pour vous faire évader. Quitter les sentiers battus et partir vers d'autres horizons.

FEMMES HORS CONTROLE Feuilleton SUITE et FIN

3

Fatima et Christelle ont étalé les documents sur une table d’une salle de réunion : un casse-tête chinois ; pire encore, une bombe. L’enquête de Séverine Landier avait commencé plus de deux mois avant les premiers meurtres. Elle n’imaginait pas au départ dans quelle spirale diabolique elle allait être entraînée. Son sujet : les prédateurs humains et la psychiatrie. Vaste sujet dont elle ne mesurait pas la dangerosité. Evidemment, pour ce sujet - oh combien sensible - elle choisit un grand, si ce n’est le plus grand, l’éminent professeur Charretier, enseignant, entre autres, la criminologie à L’Institut de criminologie et du droit pénal à l’université de Paris 2, Panthéon-Assas. Aussi incroyable que ce soit, c’est lui qui le premier l’a dirigée vers Justine. Ce n’était pas sa mère qui avait informé l’adolescente mais la journaliste, sans vouloir lui citer ses sources. Elle n’aurait jamais imaginé que Justine ferait chanter son géniteur. Premier pas dans un engrenage qui devait leur coûter la vie à toutes les deux. Dans le dossier de Séverine figuraient des photos surprenantes notamment de la rencontre de Paul Sanghier et de sa fille. De vieilles photos datées de 2001 prises avec un appareil argentique. Il y avait encore la série de négatifs dont certains n’avaient pas été développés. On y voyait une jeune fille enceinte soit seule soit avec sa mère soit dans un groupe familial. Un tas de post-it transformait ce dossier en parcours du combattant. Pour s’y retrouver, il fallait les organiser par dates, quoique les petits bouts de papiers ne soient pas toujours datés ce qui rendait le classement encore plus confus. Y figuraient des numéros de téléphone, des lettres adressées au professeur dont elle avait gardé les copies. Dans l’une d’elle, Séverine faisait la liste des call-girls nées la même année avec bien entendu le nom de celles qui avaient été tuées et d’autres inconnues. 

- Tu crois que c’est elle qui a engagé un tueur ? demande Fatima d’une voix blanche à sa collègue. 

- Ça m’étonnerait. Pourquoi se serait-il retourné contre elle ? Non, je crois qu’elle est tombée dans un piège. J’ai peur, Fatima, peur de ce que je vais découvrir. 

Elles se taisent Fatima ne voit pas ce que Christelle pourrait découvrir qui la mette dans cet état. Ce n’était pas elle la responsable tout de même ! Ou alors, Christelle pense connaître le coupable. Qui ? Certainement pas le professeur Charretier, cela n’a aucun sens. Cependant, il se peut qu’il soit en danger de par son implication dans les recherches. Si l’assassin est remonté jusqu’à lui, il a du souci à se faire. 

- Quelqu’un peut développer les négatifs ? demande Christelle. 

- Pour quoi faire ? Il suffit d’avoir un scanner à négatifs, tu penses bien que nous avons tout ça ici.

- Ah, fait simplement Christelle un peu dépassée par les techniques modernes. 

- Demande-le à Ioana, elle adore ça. 

Elles se replongent dans leurs recherches. Sur un agenda d’écolier, Séverine avait noté des dates et des rendez-vous qui correspondaient en tous points aux dates des meurtres et à côté des annotations : pas chez lui – téléphone éteint – a menti…

- Qu’est-ce que ça veut dire ? pense tout haut Fatima.

- Elle a fait le timing de son assassin. Attends un peu, j’ai quelque chose à vérifier. 

Puis elle se ravise :

- Zut, je n’avais pas vu l’heure. L’accueil de l’université est fermé à cette heure-ci. Mais le professeur Charretier doit encore y être. Il a un cours à vingt heures. Il faut envoyer une patrouille le chercher. 

Sur ce, elle décroche le téléphone et appelle le divisionnaire. Difficile de lui faire admettre que le professeur puisse avoir une quelconque implication dans ces homicides !

- Ce n’est peut-être pas le coupable mais une prochaine victime, lui fait remarquer Christelle. 

II n’en faut pas plus pour que la machine judiciaire s’affole. Après le procureur, il ne manquerait plus que le professeur soit assassiné ! La police n’a pas besoin de ce genre d’affaire en ce moment. Manque d’effectifs dû aux attentats et impossibilité de se servir dans le contingent de réservistes. La gendarmerie a d’autres priorités. Evidemment, le sort de prostituées, même de haut niveau n’en fait pas partie. Noyée au milieu de l’actualité brûlante, ces meurtres passeraient presque inaperçus s’il n’y avait pas celui d’une journaliste et d’un magistrat. Si le Canard Enchaîné sortait aujourd’hui il se déchaînerait le premier » martèle le procureur général en jetant sur la table les journaux du soir. Personne ne rit ni ne sourit de son jeu de mots inapproprié aux circonstances. France Soir titre « Le grand déballage de la magistrature ».

Le commissaire se saisit de son téléphone et appelle l’Elysée. 

A l’université, les étudiants attendent toujours la venue du professeur. Aucune nouvelle, pas un coup de fil, rien. Le professeur Charretier semble bien s’être volatilisé. La brigade d’intervention passe les locaux au peigne fin, l’homme est introuvable. Même chose à son domicile. Là, par contre, plus aucun doute. Le professeur a fait ses valises. Les policiers fouillent sans succès son bureau. Pas un seul papier compromettant, pas une lettre, rien que des factures encore cachetées qu’il n’a pas jugé bon d’ouvrir. Ce n’est pas là qu’ils trouveront des indices. Tout a été nettoyé, rangé, on se croirait dans un appartement témoin pas dans un domicile. Malgré tout, la police scientifique tente de faire des relevés tout en envisageant l’échec car si le professeur Charretier est bien le tueur il a effacé les indices aussi parfaitement que sur les scènes des crimes. 

Christelle est effondrée. Comment n’a-t-elle pas compris que derrière ce criminel se cachait un grand criminologue, un pédagogue émérite, son professeur, le seul capable d’une telle maestria dans la barbarie. Celui en qui elle avait une confiance aveugle, à qui elle vouait un respect infini, une affection démesurée. Ceci expliquant cela, elle ne pouvait pas voir. 

- Rentrez chez vous, mademoiselle Flores, lui dit le commissaire. Je vous adjoins deux gardiens. Vous êtes armée ? Non ? Alors armez-vous. 

- Je préfère rester ici, répliqua la jeune femme.

- Je ne vous demande pas ce que vous préférez. J’exige que vous rentriez chez vous. Vous êtes trop impliquée personnellement dans cette affaire de par votre amitié avec le professeur. Seule chez vous, cela va sans dire. Monsieur le juge attendra. 

Christelle rougit jusqu’à la racine des cheveux. Malgré le drame, l’équipe du quai des Orfèvres a encore la force de colporter des ragots. Des ragots qui n’en sont pas mais une vérité, une fois n’est pas coutume. Intérieurement elle sourit. Après tout, la vie continue et celle du quai comme la vie partout ailleurs avec son lot de terreur, de dégoût et de joie. Des illusions qui meurent, des liens qui se créent et des découvertes insoupçonnées sur la nature humaine. Georges, que tous tenaient pour un égoïste primaire, demande à faire partie de sa protection. Il lui choisit un pistolet facile à manier, le même que Fatima, et lui explique comment s’en servir. Elle ne va pas lui dire qu’elle est une tireuse remarquable pour lui laisser le bonheur d’être son instructeur pendant une demi-heure. Puis, ils quittent le quai des Orfèvres pour rejoindre son domicile. 

 4

Penchée sur les photos demandées par Christelle, Fatima s’interroge sur ce qui peut bien relier les personnes entre elles. Des photos vieilles d’au moins de seize ans. Les gens n’ont pas tellement changé, à part les fillettes. Sur l’une d’elles, quatre gamines dont l’âge doit être dans les trois ou quatre ans, s’amusent au bord d’un étang, ou d’un lac. Elle retourne la photo et derrière ce qui doit être une date. 07 - 2OO3. Malgré la généralisation des appareils photos numériques au début des années 2000, bon nombre de photographes amateurs utilise toujours le traditionnel appareil argentique d’abord pour des raisons de tarifs car le numérique n’est pas à la portée de toutes les bourses, les appareils coûtant encore assez cher. Ce n’est que vers 2006 que les ventes d’argentiques dégringolent. Avant tout parce que beaucoup de foyers sont équipés d’ordinateurs et ont accès à internet et que c’est bien moins onéreux pour le développent des photos. Donc, en 2003, la personne qui a fait les photos ne devait pas avoir des finances élevées et n’était pas professionnelle. Ou l’inverse. Il y a encore actuellement de vrais professionnels de la photo qui ne jurent que par l’argentique et continuent à développer eux-mêmes leurs photos. Cette date n’apporte pas d’élément nouveau essentiel à la provenance des clichés. Suivent d’autres photos avec des adultes, rien qui ne puisse aider Fatima. Sauf une. Un homme qui doit avoir entre trente et quarante ans, pose à côté d’une femme qu’il tient par la main. Poser n’est peut-être pas le mot exact car il a l’air furieux.

Elle s’adresse à Ioana :

- Peux-tu agrandir leur visage ? J’ai besoin d’une reconnaissance faciale.

- C’est comme si c’était fait, répond Ioana trop heureuse de pouvoir la seconder sur cette enquête. De quelles comparaisons as-tu besoin ? 

- Le type, tu le compares avec le professeur. Quant à la femme, il faut que tu cherches car j’ignore qui ça peut être. Pourtant, j’ai comme une petite idée. Peux-tu trouver des similitudes entre le visage d’une mère et celui de sa fille ? Ou une grand-mère ? Par exemple, s’il y avait un rapport filial entre cette femme et Justine pourrais-tu l’établir ? 

- Bien entendu. Quelle est ton idée ? Tu penses que c’est le professeur le père de Justine ? C’est impossible. 

- Non, ce que je pense c’est qu’il est son grand-père maternel. Tu trouveras des photos du professeur sur le site de l’université. 

- Wouah ! C’est chaud, ça. Je m’y mets tout de suite. 

- Tant que tu y es, pourrais-tu faire une comparaison entre ces petites filles et nos victimes ? Hormis la journaliste et Justine bien entendu. 

- C’est parti, chef ! 

La réflexion de Ioana amuse Fatima. Comme si les circonstances avaient créé un lien invisible de complicité entre des personnes qui s’ignoraient cordialement… Pourtant elle aurait préféré d’autres circonstances, sans aucun doute. 

Elle doit appeler Christelle. Peut-être a-t-elle quelques connaissances sur la vie privée du professeur ? Est-il divorcé ? A-t-il des enfants ? Ce n’est pas le genre d’informations qu’elle trouvera sur le site de l’université ! Elle pourrait faire des recherches, mais autant aller au plus vite et en même temps elle prendra de ses nouvelles. Seule chez elle, Christelle doit ruminer tout ce qu’elle aurait pu voir et qu’elle n’a pas vu obnubilée par son affection pour le grand homme. 

Elle prend son téléphone portable et appelle. Celui de Christelle est sur messagerie, comme s’il était éteint. Une bizarrerie qui la surprend. Son amie n’a pas de téléphone fixe et il est impossible qu’elle ait arrêté son portable. Elle devrait au contraire être au garde à vous devant lui. 

Fatima sent que quelque chose ne tourne pas rond et appelle ses collègues chargés de la protection de la psy. C’est Georges qui répond. « Oui, Christelle est bien rentrée chez elle, non il n’y a aucun problème à signaler ». 

- Peux-tu quand même aller jeter un œil ? Son téléphone est sur répondeur, j’ai besoin de renseignements.

- Elle a peut-être seulement besoin de se reposer. Hé ! Ne gueule pas comme ça ! Qu’est-ce qu’il te prend ? Oui, j’y vais, je lui dis de t’appeler et de laisser son téléphone allumé. Si je me fais jeter, hein ? Tu te démerderas avec elle. C’est ça, je suis un con, je le sais. 

- Excuse-moi, bredouille Fatima, je suis vraiment inquiète. Tiens-moi au courant. 

 5

 Arrivée sur son pallier, Christelle regrette déjà d’être rentrée seule. Sa conscience et l’idée qu’elle aurait pu soupçonner le professeur bien plus tôt lui donnent des angoisses. Pourtant, était-il vraiment possible de faire la relation entre le fait que plusieurs fois Claude Charretier avait décliné son invitation et les drames ? Non, en aucun cas. Cet homme est trop fort pour elle. Elle n’est qu’une toute petite élève profileuse, une débutante face au maître incontesté de la psychologie judiciaire. Il a trompé tout le monde même les plus fins limiers de la police. A aucun moment on ne l’a suspecté. Jamais personne ne lui a demandé son avis sur cette affaire à part elle, et son refus ne l’a pas étonnée étant donnée l’antipathie réciproque entre lui et Lebosc. Autre chose la tourmente. Elle se souvient du type dont Arlette leur avait parlé. Cet homme qui vient tous les soirs à vingt-deux heures pétantes discuter avec elle. Qui est-il ? Aurait-il une implication dans l’affaire ? Un complice du professeur chargé de faire parler des prostituées ? Non, le professeur n’a pas de complice. Impossible. La démesure de son égo ne souffre pas de collaboration avec qui que ce soit. Elle introduit la clé dans la serrure, pose son pistolet sur le meuble de l’entrée une petite console en merisier héritée de sa mère ornée d’un napperon brodé main. Elle a horreur de cet objet de mort. Chez elle, nul besoin de garder une arme à proximité. Elle s’affale sur le canapé, jette ses chaussures sur le tapis et se passe les doigts dans les cheveux. Puis elle laisse échapper un soupir de fatigue avant de prendre son téléphone pour appeler Arlette.

- Bonjour Christelle, dit une voix dans son dos. 

Comme si un insecte l’avait piquée elle sursaute, bondit du canapé, s’affole et fait volteface. Le professeur Charretier est là, debout, les yeux cernés, vouté comme s’il avait pris vingt ans depuis la dernière fois qu’elle l’a vu.

 - N’aie pas peur, tu sais bien que je ne te ferai jamais de mal. 

- Professeur, bredouille-t-elle des sanglots dans la voix. Pourquoi ? 

- Ah ! Pourquoi ! Quelle question, ma petite Christelle, quelle question ! C’est la vie entière d’un homme qui peut se résumer dans ce mot. Ma vie. On peut être un grand homme admiré, adulé et malheureux comme le plus pauvre des hommes sur terre. 

Christelle essaye de garder son sang-froid tout en se disant qu’il abuse. Elle ne l’a jamais vu malheureux. Toujours souriant, aimable, ou tout le contraire, arrogant, furieux, entêté, mais malheureux, non. Elle est bien placée pour savoir pourtant que les plus grosses douleurs peuvent être muettes, elle dont le secret n’a jamais été étalé au grand jour. Une vie brisée autour d’un amour exacerbé. Qui est au courant dans son entourage à part Le commissaire divisionnaire, Edmond à présent, et Claude Charretier ? Alors, Claude a des secrets lui-aussi, des secrets bien dissimulés qu’elle ignore elle-même. Elle se dit qu’il aurait pu lui en parler, décharger son cœur. Elle voudrait comprendre. 

Tandis qu’elle cogite, le professeur Charretier s’est assis et lui a pris son téléphone. 

- Je le mets sur messagerie, j’aimerais ne pas être dérangé. Nous avons peu de temps tous les deux. 

- Vous devriez vous rendre à la police propose Christelle. Vous auriez peut-être des circonstances atténuantes.

 -Ah oui ? Et lesquelles je te prie ? Tu n’es même pas au courant des raisons qui m’ont poussé à tuer. Ça ne t’intéresse pas ? 

Son regard se fait dur. Christelle prend peur.

- Bien sûr que si ! 

- Alors écoute-moi ! 

- Je vous en prie professeur, ne vous mettez pas en colère. Je suis votre amie.

Sa voix se radoucit. Il se pose sur le canapé, l’air perdu. Christelle fait de même, tout près de lui tout en se disant qu’elle fait peut-être la pire boulette de sa vie. 

- J’aurais tellement aimé que ma fille soit comme toi. Je t’ai considérée comme ma fille, toujours. Mais j’en avais une. Une sortie de mes entrailles, et c’est de ma faute, tout est de ma faute. Je n’aurais pas dû accepter de la laisser à sa mère. Mais comment faire ? Hein ? Comment faire ? J’ai tellement aimé sa mère ! Dans l’ombre. La femme de l’ombre, de mon obscurité, la part noire qui est en moi. 

Christelle ne comprend rien. Une fille, lui ? Pour un scoop, c’en est un. Mais où est le rapport ? Néanmoins, elle ne l’interrompt pas. Pendant ce temps, l’heure tourne et son téléphone doit être plein de messages affolés. Combien de temps avant que la police ne débarque ici ? 

- Oui, j’avais une fille, continue le professeur. Le cancer me l’a emportée et Sanghier a volé la vie de ma petite-fille. Il m’a volé tout ce qu’il me restait. 

- C’était un accident, dit doucement Christelle. Votre femme… 

- Tais-toi, ne parle pas de ma femme. C’était une call-girl. Je ne pouvais pas l’épouser, n’est-ce pas ? D’ailleurs, elle n’a pas voulu. Je lui offrais un nom, pas n’importe lequel. Elle ne l’a pas voulu ! Une vie tranquille, de l’argent, des amis. Mais non ! Elle aimait son métier. Peut-on aimer un métier pareil ? Elle aimait ses amies, son « milieu » comme elle disait. A cause d’elle ma fille a continué le même chemin. Je n’aurais pas permis que Justine fasse de même. Je n’aurais pas permis que toutes ces femmes aient des enfants devenus des maîtres-chanteurs ! Parce que Justine, elle a voulu faire chanter son père ! 

- Vous voulez dire que vous avez tué ces femmes pour qu’elles ne fassent pas d’enfants ? 

- En quelque sorte. 

- Oh mon Dieu !

- Que vient faire Dieu là-dedans ? Ne me dis pas que tu crois en Dieu ? Ah ! Figure-toi que ma femme était catholique. Non pratiquante, mais catholique quand même. De quel droit ? Mais tu m’égares avec ton Dieu. Oui, je les ai tuées pour qu’elles ne mettent pas au monde des monstres. Je les connaissais bien, allez. Toute cette clique, les amies de ma femme, de ma fille.

Christelle sent un vent de panique l’emporter. Elle tente de ne pas le faire voir. 

- Mais professeur, vous qui avez toujours enseigné la non-violence, comment avez-vous pu les torturer ? 

- Les torturer ? Je n’ai torturé personne moi. Je les ai étranglées. Quand j’ai ouvert leur ventre elles étaient déjà mortes. 

Comment en est-il arrivé là ? se demande Christelle terrifiée. Elle continue pourtant la conversation, il faut le faire parler, gagner du temps mais aussi comprendre. Comprendre comment cet homme qu’elle aimait tant est passé de l’autre côté du miroir. 

- Mais la journaliste ? Pourquoi Séverine ? 

- Pauvre fille. Je l’aimais bien. Elle était venue m’interviewer bien avant le meurtre de ma petite-fille. Elle en savait trop et elle m’avait volé des photos compromettantes.

- C’était un accident. Justine, c’était un accident. 

- Tais-toi ! Tu ne sais rien ! 

- Mais Armelle ? C’était vous son amoureux, n’est-ce pas ? Elle vous aimez, Armelle. Pourquoi l’avoir tuée ? 

- Elle m’aimait ? Foutaise ! Elle en voulait à mon argent.

- Pas du tout… 

- Tais-toi, j’ai encore des choses à te dire. 

               Et après ? s’interroge Christelle. Après ? Que va-t-il me faire ? 

- Tu sais, je ne déteste pas toutes les prostituées. J’en ai connu une. Arlette. Une femme exceptionnelle. Une victime, elle, pas une call-girl. Une pauvre victime qui a un cœur gros comme un continent. Elle me rassurait. Elle me calmait. C’était ma muse. C’est aussi pour elle que j’ai tué les autres. Pour elle et toutes celles qui sont sous le joug des souteneurs. Ah, ceux-là ! Je les aurais bien tués aussi. 

- Je connais Arlette, dit Christelle.

- Je le sais. D’ailleurs, j’ai une lettre pour elle à te confier. 

Christelle commence à se rassurer. S’il a une lettre à lui confier c’est qu’il ne veut pas la tuer. Il a besoin d’elle.

Il continue :

- Je lui laisse tout. Tu le lui diras. Ma maison, mon argent ou ce qu’il en reste après que toutes mes femmes m’aient saigné à blanc.

Il éclate de rire. 

- Et le clou du spectacle ! Ah, ah ! L’apothéose, le bouquet final ! J’ai acheté l’hôtel des Anges. Oui, oui, je le lui ai légué. C’est l’autre, le Marcel, qui va en faire une tête ! Et sa frangine, la Valérie ! Depuis le temps que le propriétaire se désintéresse de son bien, ils se croient chez non. Mais non, ils sont chez moi. Et bientôt chez Arlette. J’ai fait un testament. 

Il rajoute d’un air triste :

- Je sais que tu as peur de moi. Tu ne risques rien ma petite Christelle. Je t’ai toujours protégée. 

Christelle se met à pleurer et le professeur la prend dans ses bras.

- Là, mon petit, calme-toi. 

Ils restent dans les bras l’un de l’autre tandis que les sanglots de la jeune femme redoublent. C’est comme si les vannes du barrage d’Assouan s’étaient ouvertes d’un coup libérant les tonnes d’eau du Nil domptées par les humains. Christelle est prête à tout pour défendre son mentor et ami. Claude le sait et n’a aucune envie qu’elle fiche sa vie en l’air pour lui. 

Un grand bruit contre la porte les tire de leurs effusions. 

- Professeur, rendez-vous, ne faites aucun mal à mademoiselle Florès. Il en sera tenu compte lors de votre procès.

- Si vous m’aviez laissé leur répondre au téléphone, murmure Christelle, nous n’en serions pas là. Jamais je ne vous aurais trahi. 

- Je ne le sais que trop bien, mon petit. 

Il sort de sa poche un pistolet. 

- Oh non ! Professeur, qu’allez-vous faire ? 

La porte est enfoncée. Un groupe d’hommes pénètre dans l’appartement tenant en joue le professeur. Celui s’empare de Christelle et dit :

- Si vous avancez je la tue.

- Ne le croyez pas, il bluffe. Son pistolet n’est pas chargé ! crie-t-elle.

Sur le balcon, l’un des hommes cachés derrière le rideau masquant la moitié de la fenêtre vise et tire. En pleine tête. Le corps du professeur s’effondre dans les bras de Christelle qui dit d’une voix éteinte :

- Il l’a fait exprès ! Je vous ai dit que son pistolet n’était pas chargé. Il a prémédité sa mort. 

Elle s’effondre sur le canapé et rajoute :

- C’est pour ça qu’il voulait me voir. Il s’est servi de moi pour mourir. 

- Vous nous devez quelques explications, mademoiselle Florès dit le procureur général. 

Derrière lui, Edmond n’ose pas s’approcher d’elle. Mais son regard désespéré a raison de sa phobie de voir sa vie privée étalée à la Une des journaux. Il s’assied à côté d’elle, la prend dans ses bras où elle peut enfin se laisser aller et crier à se faire éclater les poumons. De longs cris profonds sortis de ses entrailles, un râle sans fin qui fait déguerpir tout le monde. On emporte le corps, on s’excuse, on comprend, on compatît, mais enfin on respire. Le sérial killer, qui n’en est pas un, ne récidivera pas. 

Bien plus tard, le commissaire divisionnaire appelle Christelle pour lui dire qu’il est toujours là et qu’il ne l’abandonnera jamais. 

Et encore plus tard, le lendemain matin, Christelle accorde une interview aux journalistes. Elle déballe de son carton le tableau offert par d’Armand, raconte la comédie grotesque, le chantage de cette famille qui l’a obligée à taire pendant des années leur relation intime, comment le professeur Charretier l’a soutenue, sauvée de la noyade en la repêchant de la boue dans laquelle elle s’enlisait. Le professeur Charretier, le commissaire Ménard, tous deux des amis du grand Armand Simons, tous deux ses anges gardiens. Dire du mal du professeur ? Jamais. Un criminel, oui, mais elle ne s’explique pas cette folie meurtrière qui s’est emparée de lui. Elle s’entête, refuse d’en parler aux journalistes. Peu importe. La réapparition du tableau que tous croyaient perdu suffit à faire le bonheur de la presse. Christelle pousse sa vengeance jusqu’à accorder un entretien exclusif sur sa vie privée passée à une presse people, de quoi faire crever de rage la famille d’Armand. Elle refuse de parler d’Edmond. Entre eux deux, l’union sacrée. Rien ne transpirera de leur amour naissant. Hors de question qu’il soit mis en pâture aux charognards.

L’ombre du professeur, elle, planera toujours sur sa vie. Elle refuse d’en parler à la presse mais l’IGPN ne lui laissera pas cette liberté. Pendant quarante-huit heures elle doit répondre à leurs questions insidieuses jusqu’à ce qu’ils se fatiguent et abandonnent leurs charges. Fatima a droit au même traitement. Au final, elles n’écopent que d’un blâme. 

Les problèmes brûlants de l’actualité vont faire oublier cette affaire sordide et les call-girls repartiront à leur anonymat malgré les protestations d’associations de défense des prostituées, les manifestations dérisoires en faveur d’une réglementation. Le gouvernement pourra arguer qu’il a déjà fait son travail en promulguant une loi visant à punir les clients. Une loi inapplicable. Un fantôme de loi, un simulacre de justice. Et le monde continuera à vendre les femmes, les petites filles, fermera les yeux sur les mariages arrangés, les mutilations. Le monde a autre chose à faire que de s’apitoyer. 

 6

 - Champagne !

A l’hôtel des Anges l’heure est à l’euphorie. Nous fêtons toutes ensemble le renouveau, à la santé de Claude Charretier. Le seul qui « boude » dans son coin est Marcel, relégué au titre de « maquereau au vin blanc » un surnom trouvé par Lillie. Il a perdu son business. A présent, il va devoir se contenter de sa maigre retraite d’épicier. J’ai confié la gestion de la « Pension des Anges » à Valérie qui connaît déjà tout et surtout la comptabilité de l’entreprise. Evidemment, il va y avoir quelques travaux à faire. Les chambres seront transformées en petits appartements meublés pour les familles. Pour ce qui est des papiers de demande d’asile le procureur général a promis de faire le nécessaire. J’ai l’intention de vendre la maison de mon bienfaiteur et de faire fructifier l’argent pour assurer à mes « collègues de travail » une retraite bien méritée.

- Je ne comprends pas, dis-je à Christelle. Pourquoi ne t’a-t-il pas légué ses biens ? Pourquoi moi ?

- Il voulait les laisser à une œuvre caritative. C’est toi, l’œuvre caritative. Il savait qu’il serait en de bonnes mains. 

- Quand même… Pourquoi ? 

- Ne cherche pas à comprendre. Peut-être était-il tombé amoureux de toi ? 

Amoureux de moi, sûrement pas. Mais moi… Jamais je n’oublierai mon client de vingt-deux heures, et pas seulement pour les biens qu’il me lègue. 

- Je quitte la police, dit soudain Fatima.

- Ils t’ont viré ? s’insurge Christelle.

- Penses-tu ! J’ai démissionné. Fu-Hsi Zhuang et moi allons ouvrir un restaurant.

- Avec du couscous ? demande Aziz dont les oreilles trainent toujours où il ne faut pas. 

- Non, un restaurant chinois. Pas de couscous, du riz.

- Ah, dommage, répond le petit garçon. 

- Champagne ! A la santé du restaurant chinois ! m’écrié-je déjà bien émoustillée par les bulles. 

- Si nous devons fêter toutes les nouveautés, nous n’aurons jamais assez de bouteilles, fait remarquer Valérie. 

- Bah, il y en a plein à la cave.

- Mon champagne ! gémit Marcel.

- Merci Marcel, dis-je en m’inclinant. Et toi, Christelle, tu quittes la police ?

- Moi ? non ! Lebosc a besoin de moi. 

Toute l’assistance rit. 

- Pauvre Lebosc, dit Fatima. Et toi, Maryse ?

- Moi je prends ma retraite, mon Moogli n’a plus besoin de moi. Nous avons des projets de voyages avec Jeannine. 

- Tu ne rentres pas chez tes enfants ? 

- Penses-tu ! Il n’y a pas de café-concert pour danser le dimanche là-bas. Et puis, on ne sait jamais, on peut encore avoir besoin de nous ici. Avec tout ce qui se passe. 

- C’est bien pour ça que Clotilde et moi restons ici, affirme Lillie. Au cas où…

- Même chose pour moi rajoute Violette. Je déménage seulement de quelques arrondissements. Je suis fauchée. 

Au milieu des rires, la sonnerie du téléphone de Christelle semble incongrue.

- Désolée, les filles, vous boirez sans moi. Les affaires repartent. C’est Lebosc. 

Je m’insurge :

- Envoie-le promener ! Merde alors ! On ne peut pas boire tranquillement. Nous cassent les pieds, les flics. 

- Tiens-nous au courant, rajoute Fatima. Si tu as besoin d’aide n’oublie pas que nous sommes là. 

- Nous aussi, assure Aziz toujours à l’affût. Si tu as besoin, n’hésite pas, je te prêterai mon Ironman. 

- Pas de problème mon chou. J’en parlerai au commandant Yves Lebosc. Je suis sûre qu’il sera ravi d’avoir un grand homme pour l’aider. Ça le changera des femmes. Je crois qu’il sature en ce moment. 

 

***

 

Le fantôme de Claude Charretier hante, et hantera encore longtemps mon hôtel. Je suis sûre qu’il est là, je le sais, je le sens. Mon ange gardien. Un ange déchu qui tente de rattraper ses erreurs sur la terre en en veillant sur nous. Ça fait rire les copines. Mais moi, j’y crois. Il faut que j’y croie pour oublier que, pendant des mois, j’ai aimé un meurtrier paranoïaque d’une intelligence hors du commun. 


 

Bonjour

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