Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Ecrivaine occitane, semeuse de graines de folie. Etre écrivain, c'est combattre, c'est dire, dénoncer, tous les jours, à chaque instant, jusqu'au dernier souffle. C'est aussi écrire pour vous faire évader. Quitter les sentiers battus et partir vers d'autres horizons.

Les enquêtes de Fabrice Nabet : SOUS LES PAVES, LA PLAGE... EST ROUGE

Ce roman a été sélectionné par les lecteurs de la librairie ARTHEME FAYARD,  Partenaire officiel
du "Prix du Quai des Orfèvres"

Deuxième volet de la série "les enquêtes de Fabrice Nabet"
Après le succès du sang de la Miséricorde, Fabrice continue ses enquêtes dans Vic la Gardiole, Frontignan, Sète.



Sous les pavés la plage … est rouge

Des personnes âgées empoisonnées, le feu au bois des Aresquiers un matin à l’aube, le cadavre de l’homme poisson découvert sur la plage par les enfants du village de Vic La Gardiole, et des viticulteurs en colère.

Un cocktail explosif qui n’est pas, mais alors pas du tout du goût du préfet ! Le lieutenant Fabrice Nabet patauge dans une enquête qui le touche personnellement et menace sa vie professionnelle et privée. Sa femme Sabine, enceinte de six mois, est-elle en train de devenir folle ? Son médecin gynécologue semble en être persuadé. Mais une lettre anonyme et le comportement de Sabine le font douter. Et si elle le trompait, tout simplement ? Les viticulteurs, les vieux de Vic, les autorités locales le harcèlent. Il faut, à tout prix, mettre un terme à l’hécatombe ! Le lieutenant commence à douter de ses propres compétences.

Un voyage au bout de la folie d’un, voire plusieurs meurtriers, une promenade dans le passé de l’église de Frontignan.


 

 

 

Extrait : 

Une odeur âcre de brûlé vint chatouiller les narines de Pierre jusque dans son sommeil. Dans son cauchemar, il entendit hurler la sirène des pompiers et le crépitement du feu dans les branches des pins. Il se réveilla en sursaut. Le chien aboyait comme un fou dans la salle à manger. Le jour n’était pas encore levé, il était à peine cinq heures du matin, le coq n’avait pas lancé son premier cocorico. Mais dans la basse-cour, la panique était à son comble. Pierre se mit à grogner et secoua sa femme, Evelyne, qui dormait profondément en ronflant. Elle geint, et se retourna dans son lit. Pierre écouta le silence de la nuit devenu un vacarme d’animaux affolés.

- Il se passe quelque chose de pas normal, dit-il en mettant un pied à terre.

En bas, le chien hurlait à la mort. 

- Bordel ! Evelyne ! Lève-toi !

Il ouvrit la fenêtre et une bouffée de chaleur brûlante lui coupa la respiration. Il cria d’une voix rauque altérée par la panique :

- Le bois brûle !

Dans la salle à manger, Rex, le chien, grattait la porte de sortie en pleurant. Pierre lui ouvrit, se saisit de son portable et appela les pompiers. Evelyne en chemise de nuit tentait de calmer le chien.

- Allez dans la vigne ! cria Pierre. Vous y serez en sécurité.

Evelyne semblait perdue, hypnotisée par les flammes qui léchaient le tronc des arbres et s’épanouissaient dans les branches comme des feux d’artifices. On y voyait comme en plein jour. Elle contempla le bois, incrédule. Tous les oiseaux s’enfuyaient ou tentaient de le faire, les cris des flamants roses dominaient le crépitement du bois à l’agonie et le rose de leur plumage donnait une teinte surnaturelle au ciel déjà saturé de fumée.

Pierre lui cria encore une fois de s’éloigner, de prendre le chien, et elle se mit à courir, sans regarder derrière, l’animal sur les talons. Une fois dans la vigne, elle se retourna et ne vit plus son mari. Rex pleurait. Le bois craquait, se lamentait dans un délire de bruits secs, sifflait, et la fumée envahissant le ciel noircissait. Evelyne ne voyait pas Pierre rentré dans le poulailler pour libérer les volatiles. L’angoisse lui serrait la poitrine au point de l’étouffer. Elle aurait voulu qu’il fût  près d’elle, tout près d’elle, pour qu’elle put absorber son optimisme à toutes épreuves, qu’il la prit dans les bras en la serrant très fort. A ce moment précis, elle fut prise d’une envie de sentir l’odeur de sa peau, même celle aigre de la transpiration, de toucher son corps comme à l’époque où ils faisaient l’amour. La sirène des pompiers la tira de sa léthargie. Les flammes léchaient déjà la maison. Une grosse branche s’écrasa sur le toit. De loin, elle vit les poules s’éparpiller et voler des plumes. La fumée l’indisposait, la chaleur du feu paraissait avoir envahi la vigne de son souffle infernal. Au pompier venu la secourir elle balbutia :

- Mon mari, mon mari dans le poulailler…

Puis elle perdit connaissance et s’écroula, au milieu de la vigne, dans sa chemise de nuit blanc cassé à pois roses.

Pierre avait eu juste le temps de libérer la volaille, au moins une partie, avant que la branche ne tombât. Abruti par une totale incompréhension,  il eut un haut le cœur. L’air sentait déjà la viande calcinée. Jusqu’à la fin de sa vie il aurait dans le nez l’odeur de poulet rôti et de plumes brûlées au point de lui ôter toute envie de consommer de la volaille. Il se mit un chiffon mouillé sur la bouche, et quitta le poulailler sans regarder derrière, conscient d’être en train de perdre un peu de sa chair. S’il s’était retourné, il serait certainement resté là, cloué sur place, transformé en statue de sel, comme dans la bible. Les larmes coulaient sur sa vieille peau fripée de vigneron pourtant habitué aux facéties de la nature : orages de grêle juste avant la récolte, sécheresse, maladies en tous genres. Mais là, il n’était pas préparé à cette calamité. Concernant la vigne, le problème ne se posait pas. La vigne ne prenait jamais feu surtout si elle était bien entretenue ce qui était le cas de la sienne. C’était une toute petite vigne, un lot de ceps de muscat qu’il avait gardé à Vic la Gardiole alors qu’il avait vendu toutes les vignes de vin rouge de Frontignan quelques dix ans plus tôt pour pouvoir prendre sa retraite. Une toute petite retraite de vigneron, le vin rouge à cette époque ne nourrissant pas son homme. Il avait alors eu l’idée de faire un  poulailler, pas bien grand, juste pour sa consommation personnelle et un peu de vente sur les marchés, activité contraignante étant donné son âge et celui d’Evelyne, et peu lucrative. A soixante-dix ans, il était fatigué et ce coup du sort l’anéantissait. Derrière lui, le mas, héritage de famille, disparaissait sous la fumée et le poulailler n’était plus qu’un immense brasier. Pourtant, ce n’était pas encore la canicule bien qu’il n’eût pas plu depuis quinze jours, et on ne pouvait pas rendre la nature responsable de ce malheur. Le feu n’avait pas pu prendre tout seul. Malveillance ou accident ? Telle était la question qu’il ressassait dans son cerveau paralysé par l’angoisse tandis qu’il courait pour échapper aux flammes. Il atteignait à peine la vigne lorsque sa voiture explosa. Un pompier le poussa dans le camion malgré ses protestations. Il pensa à Evelyne et sentit sa poitrine se serrer.

- Ma femme ? demanda-t-il timidement ?

- On l’a transportée à l’hôpital. Un simple malaise, rassurez-vous.

- Et mon chien ? supplia-t-il comme pour s’excuser.

- Mon collègue s’en est occupé.

Pierre se détendit, se recroquevilla sur le siège. La sirène du camion couvrait à peine le craquement du bois à l’agonie.

***

 

Ce fut une matinée de cauchemar pour tous les habitants du bois des Aresquiers, une matinée qui resterait dans les mémoires pendant plusieurs générations. Le feu avait pris à des herbes sèches, activé par un violent vent du sud-est. Deux heures durant, deux canadairs tournèrent, allant se ravitailler en mer, et déversant leurs tonnes d’eau sur le bois. Les pompiers de Sète et de Frontignan s’étaient joints à leurs collègues de Mireval sans que leurs efforts conjugués n’entamassent en rien la force du feu. On aurait dit que l’incendiaire avait bien calculé le sens du vent : le feu avait commencé au sud-est et gagné rapidement une large partie du bois. Tous les mas environnants avaient été évacués, et par chance aucune perte humaine n’était à déplorer. Le poste téléphonique d’Yvon craqua et tenta de cracher des informations inaudibles. Yvon décrocha et cria dans le combiné :

- Oui ! Ici Yvon. Que voulez-vous ?

- Position…Crish, crac… Avez-vous… crac… Confirm…

Le craquement s’intensifia et Yvon jeta le combiné avec colère en criant :

- Et merde ! Impossible de communiquer avec cette saloperie ! Tombe toujours en panne au mauvais moment.

- Cela passe mal dans le bois, répondit son collègue, surtout avec les canadairs au dessus de nous. Laisse tomber. Vient plutôt voir par ici, je croyais qu’on avait atteint le pire, et bé non…

Devant les yeux d’Yvon horrifié, gisait un amas calciné dans lequel il reconnut un corps recroquevillé sur lui-même. Impossible de reconnaître qui que ce fut dans ce tas de chair noircie.

- Oh putain ! dit Yvon en s’étouffant presque. Pauvre bougre. Il va falloir l’identifier. Appelle le QG pour savoir s’il manque des habitants à l’appel. Bordel ! Il va falloir l’annoncer à une famille et j’en suis malade d’avance. Si je tenais l’enfant de salaud qui  a mis le feu !

- Ça mon vieux, c’est la police qui te le dira. Ou ne le dira pas. C’est selon l’humeur de l’officier qui traite le dossier et pour ce qui est de trouver des empreintes sur un corps brûlé, accroche-toi. Ses dents, peut-être ?

- Merde, Nacer, ne plaisante pas avec ça. Ce n’est pas un enfant au moins ?

- Qu’est-ce que j’en sais, moi ! s’énerva son collègue. Je ne suis pas légiste. Et arrête de jouer les chochottes, depuis le temps tu devrais être blindé.

- J’ai jamais vu un feu pareil par ici.

- Aussi, cela devait arriver ! Trop de monde dans ce bois à mon avis. Pas plus tard que la semaine dernière, je suis passé par là, il y avait deux camping-cars installés pour la nuit. Je me suis arrêté, je leur ai dit de ne pas faire de feu. C’était des Hollandais, ils m’ont fait un grand sourire. Apparemment, ils n’avaient rien à foutre de moi.

-J’appelle les flics, dit Yvon en lui coupant la parole. Ce n’est pas de notre ressort. Ou c’est un accident, ou c’est criminel. A eux de le savoir.

- On dirait que le feu se calme, remarqua Nacer. Les canadairs ont bien bossé. Je n’en peux plus.

- Par ici, les gars, cria quelqu’un. Hé, les mecs, on se replie. Il faut inspecter les maisons.

Le jour était complètement levé, laissant apparaître un paysage apocalyptique. Le téléphone d’Yvon cracha à nouveau :

- Confirmez votre position. Sommes plus à l’ouest, le long du conservatoire du littoral. C’est la cata, ici. Nous avons trouvé les restes d’un campement, un genre de masure en tôle complètement brûlée et un cadavre d’animal impossible à identifier. Pas de traces humaines…

- Putain ! Encore heureux ! s’exclama Nacer. Cela suffit d’un macchabée pour la nuit.

Puis, lui coupant la parole, comme si soudain le ciel avait pris conscience de l’injustice d’un tel coup du sort,  la pluie se mit à tomber. D’abord une petite pluie fine, insignifiante, qui grossit jusqu’à déverser des trombes d’eau. Le tonnerre éclata au-dessus de la mer.

- Pas trop tôt, maugréa Yvon. Aurait pu pleuvoir avant…

Ensuite, ce fut le déluge. De gros nuages noirs poussés par le vent montaient de la mer, apportant avec eux le salut.

- On rentre ! cria un pompier dans le téléphone. Ordre à toutes les compagnies de se retirer, sauf l’équipe de Mireval qui inspecte tous les mas alentour. Rapatriez les canadairs ! Tout le monde au rapport à la compagnie de Mireval fin de matinée.

Yvon soupira. La journée n’était pas encore finie. Ce qu’il craignait le plus, c’était ce qu’on pouvait trouver dans les habitations une fois le feu éteint. Parfois, des personnes restées bien calfeutrées chez elles croyant y être à l’abri, avaient péri étouffées ou brûlées par le souffle du feu. Quelquefois, la chaleur était telle qu’elle pouvait faire des victimes à des kilomètres de l’endroit de l’incendie… Sans compter le vent qui pouvait charrier des brindilles enflammées. Sous une pluie battante, ils  pénétrèrent dans les profondeurs du bois… Du moins ce qu’il en restait. Ça et là, quelques flammes résistaient encore à la pluie, léchant des troncs noirs fantomatiques. Plus une seule feuille, plus une herbe. Ils traversèrent une vigne pour atteindre un mas isolé, apparemment épargné par le feu. Tout était silencieux. Une vision de fin du monde. L’inspection du mas s’avéra inutile, tous les habitants ayant fort heureusement réussi à s’enfuir. Plus vers l’ouest, le long du conservatoire du littoral, seules des carcasses d’animaux témoignaient que la mort avait frappé. Le silence  s’était installé entre eux. Yvon ne jurait plus. Ce qu’il voyait lui coupait la parole, et pourtant il lui en fallait beaucoup d’ordinaire pour le rendre muet. Ils rencontrèrent deux cadavres de chiens à moitié brûlés, des corps d’oiseaux probablement en train de nicher au moment de l’incendie et qui n’avaient pas eu le temps de s’échapper ni peut-être pas l’envie d’abandonner leurs petits. Ils remontèrent plus vers l’ouest, visitèrent des mas vides. Puis, comme si l’horreur de ce qu’ils avaient déjà enduré ne suffisait pas, ce furent des cadavres de chevaux, morts asphyxiés par la fumée, qui jonchèrent leur route. Les animaux terrifiés avaient tenté de se sauver, à l’aveuglette, mais la mort les avait interceptés dans leur fuite. Au bout de deux heures de recherches éprouvantes, ils regagnèrent leurs véhicules, conscients d’avoir frôlé les limites de l’horreur.

 

***

 

L’orage s’était rapidement calmé comme tous les orages d’été. Le ciel avait retrouvé sa belle teinte bleue parsemée de petites particules blanches de nuages effilochés et la Tramontane s’était levée. Le maire de Vic la Gardiole avait mis la salle des fêtes à la disposition des familles sinistrées, et fait dresser des tables et servir des collations. Seuls les enfants avaient consenti à manger. Les parents restaient silencieux, agglutinés les uns aux autres, le visage fermé, en proie à un indicible désespoir. Face à face, les grands propriétaires terriens, négociants, ou seulement petits exploitants agricoles ruminaient leur incompréhension dans un commun mutisme. Le maire allait et venait parmi les familles, serrait les mains, promettait de tout faire pour que la lumière fut faite sur les circonstances du sinistre. Il se sentait impuissant à leur redonner un peu de courage ou d’espérance, nul, inutile. Les mots censés rassurer sonnaient faux. Il en aurait hurlé de rage.

Assis, à l’écart dans un coin de la salle, Pierre et Evelyne restaient prostrés, serrés l’un contre l’autre comme s’ils allaient s’écrouler en se séparant. Evelyne était revenue des urgences après avoir subi maints examens, toujours vêtue de  sa chemise de nuit à pois. Personne n’avait pris la peine de lui apporter des vêtements décents et elle n’osa pas en réclamer. Au contraire, elle se faisait toute petite, comme à l’ordinaire, pour ne pas déranger. Car Evelyne était ainsi : toute sa vie elle l’avait passée à éviter d’importuner son mari, ses enfants, ses proches, comme si le seul fait d’ouvrir la bouche pouvait devenir une gêne pour autrui. Elle avait une toute petite voix, étonnamment jeune, un sourire figé sur ses lèvres, même lorsqu’elle souffrait. Elle supportait les sautes d’humeurs de son mari sans sourciller. Pour le moment, Pierre était silencieux, ce qui pour elle ne présageait rien de bon. Elle s’attendait à ce qu’il explosât, mais Pierre était enfermé dans un mutisme profond. Il méditait sur ce qui était arrivé, se demandant qui, par cet incendie, avait été visé. Ses soupçons se portèrent sur le premier de sa liste de coupables, à savoir le plus important des viticulteurs présents, Claude Toillon. Sa colère tournait à l’obsession, mais il n’osa pas affronter l’homme avec lequel il avait pourtant usé ses pantalons sur les bancs de l’école et qu’il imaginait capable de le réduire à néant d’un simple appel téléphonique. Parfois, Pierre frisait la paranoïa aiguë et se croyait persécuté par tous ses voisins ce qui ne facilitait pas la communication.

Claudine, la secrétaire de mairie aperçut Evelyne dans sa chemise de nuit, elle semblait frigorifiée malgré la chaleur qui avoisinait les vingt huit degrés. Elle prit son gilet, le mit sur les épaules de la vieille dame, lui tendit une tasse de café, ainsi qu’à Pierre. Cette sollicitude émut Evelyne et les larmes qu’elle contenait depuis des heures dégoulinèrent doucement sur ses joues. La secrétaire la gratifia d’un sourire et continua sa visite. Evelyne sentit le poids des ans et la fatigue l’écraser soudain comme jamais. Elle pressa sa main sur l’avant-bras de son mari et murmura plus pour elle-même que pour lui :

- Je n’en peux plus, Pierre, j’ai peur.

- Peur de quoi ? répondit Pierre d’un ton bourru. Nous sommes en sécurité ici.

« De mourir » pensa Evelyne. Mais elle ne put formuler les angoisses qui lui meurtrissaient l’esprit tant la boule dans sa gorge l’obstruait. De mourir à présent qu’elle avait tout perdu. Que lui restait-il à perdre à part la vie ? Où aller ? Chez sa fille à Montpellier ? Dans une autre maison rachetée avec l’argent de l’assurance ? Non, mille fois non ! Et devant ses yeux affolés par la vision du futur, elle ne voyait que la mort. Elle se recroquevilla un peu plus sur elle-même tel un fœtus dans le ventre de sa mère.

Les enfants étaient assis en haut de l’estrade, sur les tapis réservés d’ordinaire aux associations sportives, et chuchotaient, visiblement soucieux de ne pas déranger les adultes. Sans vouloir espionner, Claudine, s’approcha silencieusement des enfants, plus d’ailleurs pour ne pas les déranger que pour écouter leur conversation en catimini. Les portes de la salle des fêtes étaient restées ouvertes sur la cour de l’école pour qu’ils puissent aller jouer plutôt que de rester confinés avec les grands. Mais apparemment, pensa Claudine, ils devaient se sentir plus en sécurité avec les adultes.

Kévin chuchota à Clarisse :

- Les photos,  c’est toi qui les as ?

- Oui, répondit-elle tout bas. Dans l’ordinateur, chez moi. J’espère qu’il n’aura pas brûlé.

- Qu’est-ce qu’on voit ? demanda Lisa de sa voix de crécelle.

- Chut ! Imbécile ! lui dit Kévin. Tu parles trop fort.

- On voit que les pieds, continua Clarisse d’un air dégoûté. On n’aurait pas dû laisser Romain prendre les photos. Cet idiot ne sait pas viser.

- Dommage, dit Lisa, peut-être on aurait pu voir sa tête de poisson. Tu crois qu’elle est pourrie maintenant, sa tête ?

- On s’en fout, si elle est pourrie ou non ! Depuis un mois tu penses bien qu’elle doit l’être ! Tu poses toujours des questions crétines ! Et puis, tais-toi, courgeasse ! On nous écoute…

Claudine n’entendit que quelques bribes de la conversation à savoir que Clarisse était en possession des photos (lesquelles ? mystère, mais elles semblaient importantes), qu’il était question d’une « tête de poisson pourrie depuis un mois » et que « on nous écoute ». Les réflexions auraient pu lui paraître anodines sans cet air de conspirateur affiché par la marmaille. Aussi se dit-elle qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter à priori, mais qu’avec les évènements actuels, mieux valait être vigilant. Elle s’approcha, une bouteille de coca dans une main et un sac de croissants dans l’autre.

- Vous avez faim, les enfants ?

Un chœur joyeux lui répondit et les enfants se jetèrent sur les croissants comme de petits affamés du Tiers Monde. Claudine se dit que le monde pouvait s’écrouler, les enfants puiseraient toujours dans leur inconscience enfantine des ressources pour le reconstruire.

- Qu’allons-nous faire des Sévenet ? demanda-t-elle au maire en montrant discrètement Pierre et Evelyne. Leur maison est complètement brûlée, ils ne peuvent pas retourner y vivre. Et habiter en ville serait la fin pour eux. Pierre ne supporterait pas. Peucheurottes… Ils me font pitié,  seuls dans leur coin.

- Pitié, pitié, grommela Claude Toillon. Ce type ne force pas à la pitié. Il a tout du hérisson. J’ignore pourquoi il m’a pris en grippe à ce point. Ce n’est pas parce que j’ai réussi socialement qu’il doit me mettre sur le dos tous les malheurs du monde.

- Il faut être indulgent, rétorqua Claudine toujours encline à trouver des circonstances atténuantes même aux pires malfrats. Il n’a pas eu une vie facile. Avouez que c’est vraiment de la malchance. Un seul mas brûle complètement et c’est le sien.

- Et alors ? Vous auriez peut-être préféré que ce soit le mien ? demanda Claude d’un ton agressif. Parce que j’ai le fric pour le reconstruire ? Le fric, le fric ! Je leur en filerai du fric s’il n’y a que ça pour ne pas me mettre à dos toute la population ! Mais l’assurance la leur remboursera leur maison !

- Vous savez bien qu’il ne s’agit pas d’argent, le coupa Adrien le père de Clarisse. C’est leur vie qui est partie en fumée. Peu importe ce que l’assurance remboursera. Elle ne compensera pas la perte affective.

- Mais je n’y suis pour rien, bon dieu ! s’énerva Toillon en levant les bras au ciel (il rajusta ses lunettes qu’il avait accrochées dans son emportement).

- Personne ne vous accuse… rétorqua Adrien d’une voix monocorde.

Il suspendit sa réflexion pour lécher avec circonspection le papier à cigarette qui tremblait entre ses doigts. La colère montait et il avait un mal fou à la contenir. Un peu de tabac tomba sur ses chaussures qu’il secoua avec une mauvaise humeur visible.

- C’est vrai, dit François, un autre vigneron dont l’état d’esprit rejoignait celui d’Adrien. Personne ne vous accuse de rien. Maintenant, si vous culpabilisez…

- Messieurs, Messieurs, intervint le maire, je vous en prie ! C’est déjà assez difficile pour tout le monde, ne vous disputez pas ! Restez unis…

- Rester unis ? La bonne blague ! ricana François. Il aurait fallu l’être avant, unis. Enfin, puisqu’il faut rester unis, mesurons qui est le plus dépossédé dans cette histoire. Edouard a perdu des chevaux, Pierre son mas, moi des hectares de bois, Claude, Patrick et Adrien aussi. Nous sommes tous dans la même galère. Ce crime ne profite à personne. Une chance encore que nous n’y ayons pas laissé nos vies.

- La vie ? C’était peut-être le but du pyromane. Qui vous dit qu’il en voulait à nos biens ? Pourquoi pas à nos vies ou à celle de l’un d’entre nous ?

Cette réflexion de Patrick (il n’avait pas encore donné son opinion mais ruminait en silence depuis des heures en tournant dans sa tête la même hypothèse, rejoignant sans le savoir la pensée de Pierre) réduisit au silence toute l’assistance.

Un téléphone portable sonna, manifestation incongrue de l’activité extérieure. C’était celui du maire. Il s’écarta pour répondre. On l’entendit jurer.

- Et merde ! Oui, je le leur dis. Qui c’est ? Impossible de savoir ? Ah bon… D’accord. Nous l’attendons.

Il revint vers ses administrés, visiblement contrarié, passa ses doigts dans sa chevelure blanche et touffue, tenta d’apaiser, d’un geste de la main, la crainte lisible sur leurs visages. Son regard fit le tour du groupe, tentant de découvrir qui manquait à l’appel. Combien de mas y avait-il dans la zone sinistrée ? Sept ? Huit ? Etaient-ils tous là ? Après tout, il s’agissait peut-être d’un promeneur, un touriste, un étranger qu’ils n’auraient pas à pleurer… Il se prit à espérer égoïstement ne pas avoir à annoncer à une famille vicoise la perte d’un être cher.

- Mesdames et Messieurs, je suis désolé, dit-il enfin mettant un terme aux interrogations muettes de ses administrés. Il n’y pas que des dégâts matériels, et je ne parle pas des animaux. Les pompiers ont trouvé un corps. Nous attendons un officier de la police judiciaire de Sète. Je voudrais savoir qui n’est pas ici. Vous comprenez… L’enquête nous dira… Enfin, je suis désolé.

Bras ballants en signe d’impuissance, il poussa un profond soupir, puis posa ses lunettes, les remit sur son nez, pour finalement les fourrer dans la poche de sa chemise. Il y trouva son portable qu’il venait à peine d’y ranger, le prit et appela la mairie. Seul le son de sa voix troublait le silence qui s’était installé dans la salle des fêtes. Instinctivement ils s’étaient regroupés autour de Pierre et Evelyne, ne voulant laisser de côté aucune victime, et malgré la chaleur étouffante avaient fermé les portes de la salle. Ils avaient même compté et recompté les enfants de peur qu’il en manquât un seul. Des gestes inutiles, piètres tentatives de réconfort censées juguler la peur mais qui ne servaient au contraire qu’à l’empirer.

- Qui manque-t-il, bordel ! dit Adrien d’une voix sourde sans se rendre compte que sa cigarette était restée collée à sa lèvre supérieure et lui donnait un air de clown dont personne ne songea à rire.

- Il avait une tête de poisson le mort ? demanda Lisa à sa mère.

- Une tête de poisson ? Mais non ma biche, répondit calmement Camille en se disant que sa fille, déjà trop fragile et imaginative, allait sortir traumatisée de ce cauchemar. Pourquoi une tête de poisson ?

- Parce que c’est l’homme poisson, dit Lisa pour qui c’était une évidence. On ne te l’a pas dit ?

- Non, on ne me l’a pas dit. Le maire a dit qu’il était brûlé. Enfin, qu’on ne pouvait pas voir qui c’était ! Pourquoi cette question ?

- Pour rien, se hâta de répondre Lisa en voyant les regards furieux que lui lançait Kévin assis en face d’elle. J’ai fait des rêves, c’est tout.

Camille caressa les cheveux de sa fille, l’embrassa et la serra fort dans ses bras en lui murmurant des mots de réconfort. Lisa fit une grimace à Kévin et lui tira la langue en se blottissant contre sa mère.

 

Le maire qui s’était absenté pendant un quart d’heure pour aller à la mairie, revint contrarié.

- Le vieux Julien est mort, dit-il avec un soupir. De mort naturelle lui, heureusement. Le médecin pense à une crise cardiaque.

- Il avait pourtant bon pied, bon œil, fit observer François.

- Oui mais à quatre-vingt trois ans, hein ?


la suite sur le livre

Les lecteurs en parlent sur  monbestseller.com 

 

 

 

Bien joué pour un suspens accrocheur avec des mots simples et riches. Bravo, bonne continuation.

Publié le 04 Avril 2020
5
 
 
 
 
 
Très bien, belle intrigue, j ai beaucoup aimé
Publié le 10 Mars 2020
5
 
 
 
 
 
Bonjour @Boissié-Dubus Bernadette . Voici un très bon livre qui m'a permis de passer un bien agréable moment. Belle écriture, intrigue bien menée, tout y est pour satisfaire le lecteur. Amicalement. J2L
Publié le 07 Juillet 2019
 
 

trés bon suspense j'aime beaucoup

Publié le 06 Mai 2019
4
 
 
 
 
 
Un bon suspense, mais avec de nombreuses latences. L'écriture est riche, et est très belle. Les dialogues sont bons aussi. Les personnages font un ensemble harmonieux. Vous avez trouvé le parfait équilibre. Bravo !
Publié le 12 Juin 2018
 
 
5
 
 
 
 
je viens de finir votre livre, très bon polar, bien écrit, bravo! j'ai hâte de lire le prochain.
Publié le 30 Mars 2018
 
 
 
 

@ Boissié-Dubus,
Bonjour, je viens de passer des heures très agréables à la lecture de ce livre.Intrigue, suspense, rien ne manque à ce bel ouvrage. l' atmosphère des lieux, la précision des caractères des vignerons, la description des lieux, tout est remarquablement décrit ainsi que l' ébauche d' herbier des premières lignes, sans les ifs , bien sur....

 

je vais rechercher vos autres œuvres. Restez prolixe pour mon plaisir. Merci

 

Watt sonne

Publié le 16 Février 2018
5
 
 
 
 
Excellent polar
Publié le 23 Novembre 2017
4
 
 
 
 
Retour à l'accueil
Partager cette page
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :