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Ecrivaine occitane, semeuse de graines de folie. Etre écrivain, c'est combattre, c'est dire, dénoncer, tous les jours, à chaque instant, jusqu'au dernier souffle. C'est aussi écrire pour vous faire évader. Quitter les sentiers battus et partir vers d'autres horizons.

FEMMES HORS CONTROLE FEUILLETON JOUR 15

9

 Lorsqu’elles retournent au quai des Orfèvres, il est près de seize heures. Maguy est introuvable. Pourtant elles ont passé deux heures à la chercher sans même penser à prendre un sandwich ou autre collation. Leur petit-déjeuner est déjà loin. Christelle n’a rien avalé depuis la veille, mais elle a tellement l’estomac noué qu’elle ne pourrait pas y mette ne serait-ce qu’un bonbon. Dans le Marais, les gens se sont étonnés de l’absence de la SDF qui depuis des mois se balade avec son chapeau invraisemblable et son sac « visible depuis l'espace » d'après un habitué. Elle est partie depuis plus de vingt-quatre heures sans donner signe de vie. La serveuse du petit bistrot, où tous les matins à la même heure elle prend son café offert par la maison, s’est étonnée de ne pas la voir ce matin-là.

- Tous les matins que le bon Dieu a faits, elle est là ! a-t-elle assuré. Même malade. Je me souviens quand elle a eu la grippe cet hiver, elle est venue quand même avec quarante de fièvre ! Elle ne tenait pas debout. Je lui ai donné du Doliprane et le lendemain elle était encore là.

- Savez-vous où elle habite ?

- Habite ? Vous êtes des drôles vous autres ! Elle n’habite pas, Maguy, elle dort là où elle trouve un coin tranquille. La plupart du temps loin des hommes. A quatre pâtés de maison d’ici, certains gardiens d’immeubles chics lui laissent squatter l’entrée. Elle ne gêne pas, ne fait pas de bruit, ne salit rien. Personne ne se plaint.

« Il ne faut pas croire qu’il n’y a que des égoïstes à Paris ! Il y a aussi des gens généreux !» ajoute-t-elle furieuse comme si les deux policières l’avaient agressée.

Les deux jeunes femmes se sont rendues dans les immeubles où les gens sont « si généreux » mais aucun des gardiens d’immeuble ne l’a vue la nuit précédente. Personne ne s’en est inquiété vu qu’elle ne dort pas toujours au même endroit. Elles ont continué leurs recherches plus loin au cas où elle aurait changé de « lieu de résidence » ainsi que l’a suggéré un passant. « Vous comprenez, avec tout ce qui se passe, elle a dû aller dormir dans un refuge ». Fatima et Christelle n’en sont pas convaincues. Elles doivent contacter tous les refuges de Paris ce qui leur laisse une liste longue comme un jour sans pain. Et surtout, surtout, ne pas en parler au procureur. Difficile alors qu’il est dans le bureau lorsqu’elles arrivent. En dire le moins possible et ne pas paniquer.

- Alors ? demande-t-il dès qu’elles franchissent le bureau.

- Bonjour monsieur le procureur ! dit Christelle avec un grand sourire alors qu’une rivière glacée s’insinue le long de sa colonne vertébrale.

Fatima se décompose soudain. En la voyant chanceler, Christelle lui donne un coup de coude mais Fatima jette un froid général en annonçant :

- On m’a volé mon flingue…

Le silence qui suit est vite coupé par un aboiement de Lebosc.

- Volé ton flingue ? C’est une plaisanterie ?

- Non, bredouille-t-elle. Il était dans la poche de mon blouson. Il n’y est plus.

- Vous l’avez laissé où, votre blouson ?

La question du procureur la prend de court.

- Nulle part.

- Il y avait plein de monde au bistrot où nous avons posé des questions sur Maguy, fait remarquer Christelle. Dans les autres aussi. Nous avons arpenté le Marais dans tous les sens monsieur le procureur. Elle a pu se le faire voler dans la foule.

- Alors maintenant les flics se font voler leur flingue comme un vulgaire porte-monnaie ? Tu te fous de ma gueule ? Parce que ton flingue, tu le portes dans ta poche ?

- Mais non chef. Enfin, si. Pour qu’on ne le remarque pas. Un flic armé ça fait peur aux gens.

- T’es bonne pour la circulation, rajoute Lebosc en contenant sa rage.

- Allons, allons, calmons-nous, dit le procureur. Nous n’allons pas encore en arriver là. Mademoiselle Mera, prenez une équipe avec vous et faites le tour de tous les endroits où vous auriez pu vous le faire voler. Quant à vous, mademoiselle Florès, appelez tous les refuges de Paris. Il faut savoir où se trouve cette Maguy. Vous me tenez au courant ?

- Bien entendu, monsieur le procureur, répond Christelle en essayant de le dire d’une voix normale.

Plus elle regarde le procureur, moins elle comprend son implication dans ces meurtres. Qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’un homme à l’air si gentil devienne un monstre en quelques jours ? Elle voudrait s’être trompée. Mais les empreintes ne trompent pas.

Les gobelets du café gisent sur les bureaux. Lorsqu’elle voit le procureur poser le sien, elle attend qu’il soit sorti et s’en empare sans que quiconque ne la repère. Le gobelet rejoint sa poche. Lebosc a dispatché les refuges à visiter entre Christelle, Ioana, et Adeline. Avant de prendre le métro, Christelle passe par le laboratoire de la police scientifique pour confier le gobelet aux bons soins de Perrine. Celle-ci semble marcher sur des charbons ardents.

- J’ai laissé un message sur ton potable, tu ne l’as pas lu ?

Non, elle ne l’a pas lu. Pas eu le temps.

- Ça sent mauvais ton histoire dit La jeune fille. J’ai eu les résultats de l’ADN trouvée sur le sachet de thé. Une ADN parmi toutes les autres qui rejoint une enquête en cours. Tu le savais, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que c’est cette combine ?

- Qu’elle combine ? Qu’as-tu trouvé ?

- Je dois avertir le juge. Ça va trop loin.

- Je t’en prie, non, attend ! Fais-moi confiance. Je le préviendrai c’est promis. Mais pas tout de suite. J’ai besoin que tu compares l’ADN de ce gobelet avec l’ADN du sachet de thé.

- Tu ne veux pas savoir ce que j’ai trouvé ? s’énerve Perrine. Cet ADN, masculin, est compatible avec celui de Justine. Et je peux même te dire que c’est son père. J’imagine que l’ADN va avec les empreintes digitales ? Te rends-tu compte de la bombe que nous avons entre les mains ?

- Une bombe désamorcée. Nous ne pouvons pas l’utiliser. La victime chez laquelle j’ai prélevé les échantillons refuse de se faire connaître.

- Une victime ? Une victime encore vivante ?

- Oui, et elle tient à le rester. Alors tu dois me faire confiance.

Le temps de réfléchir, Perrine acquiesce.

- Bon, je te laisse quarante-huit heures. Pas une de plus.

- Ça me suffira. Quant à toi, compare quand même l’ADN du gobelet avec celui du sachet de thé. Si celui du gobelet ne correspond pas avec celui trouvé sur le sachet, alors il pourrait y avoir deux personnes.

- Tu parles ! Tu peux toujours essayer de t’en convaincre…

 10

 Le procureur. Le procureur père de Justine. Le procureur meurtrier de plusieurs personnes. L’information a du mal à se faire un chemin dans le cerveau de la jeune femme. Elle appelle d’abord Fatima qui arpente le Marais pour tenter de retrouver son pistolet (un SIG-Sauer SP 2022). Autant dire chercher une aiguille dans une botte de foin. S’il est tombé de sa poche, n’importe qui peut l’avoir ramassé. D’autant plus qu’il n’est pas avéré qu’elle l’ait perdu là. Elle peut aussi bien se l’être fait faucher dans le métro, l’avoir perdu dans la rue où à tout autre endroit. Un simple coup de fil à Violette chez laquelle Jeannine est encore présente. « Non, pas de pistolet, je t’aurais prévenue. » Fatima prend l’information de Christelle en pleine figure comme le poing d’un boxeur. Le proc, père de Justine. Pourquoi l’aurait-il tuée ? Même si c’est une enfant cachée on ne la tue pas. Quel père, dont le mot indigne n’est pas assez fort, peut tuer sa fille de quatorze ans ? Dans la société du vingt et unième siècle, ce n’est plus une honte. Même le président Mitterrand a eu son heure de gloire avec Mazarine. Alors, un procureur ! Il n’y a pas de quoi tuer pour ça. D’autant plus qu’il devait être bien jeune quand elle est née. N’importe qui, même Madame le juge aux affaires familiales, lui pardonnerait cette incartade de jeunesse. Il aurait pu passer pour un héros en publiant son existence. A moins que le problème soit du côté de la maman.

- Justine est la fille d’une prostituée ! explose-t-elle dans le téléphone. Voilà le lien. Punaise, Christelle, il cherche « la femme » dans les femmes.

- Elles sont trop jeunes, non ?

- Pas si elle avait quatorze ans à l’époque et s’est prostituée ensuite. Ça donne dans les vingt-huit ans.

- Et Violette ? Elle est beaucoup trop jeune.

- C’est ce qui a dû l’arrêter. Son âge. Il a compris au dernier moment qu’elle ne pouvait pas être la mère.

- Ça se tient, admet Christelle. J’appelle toutes les filles. Il faut qu’elles se tiennent tranquilles maintenant.

- En rentrant je passe chez Violette. Il faut trouver un lien commun pour ne pas l’impliquer, elle, dans l’affaire tout en utilisant ce qu’elle sait.

- Ok. Moi j’ai rendez-vous avec le juge.

- Attends, l’implore Fatima. Promets-moi de mettre Maguy en lieu sûr si tu la trouves.

- Il faut prévenir Ioana et Adeline. Je leur dis de t’appeler avant Lebosc. Nous marchons sur un fil. Toi, promets-moi de ne suivre le proc sous aucun prétexte même s’il veut te raccompagner chez toi.

- Je ne suis pas suicidaire. Bon courage.

L’après-midi s’achève pour elles sur un fiasco. Fatima n’a pas retrouvé son pistolet, Les policières, elles, n’ont aucun signe de vie de Maguy. Mais il y a du neuf au 36. En enquêtant sur Nadine Bochaux, la troisième victime trouvée au parc Albert Kahn, Le lieutenant Antoine Mallet est arrivé à remonter une piste, et pas des moindres. Il s’agit de Victoria Wood, une américaine venue s’installer à Paris au début des années 2000. Elle a monté une galerie d’art « Message en ligne », un nom bizarre pour des expositions de peintures. Chez Nadine, Antoine a trouvé une publicité pour cette galerie dans un paquet de revues. Par conscience professionnelle, il a téléphoné à la propriétaire qui lui a affirmé ne pas connaître la jeune femme alors que son téléphone personnel était noté au dos du prospectus. De cette information, il est remonté jusqu’à Mélanie dont il a retrouvé le portable chez Nadine après une fouille musclée. L’équipe scientifique était passée à côté. Il faut reconnaître, à leur décharge, qu’il était bien caché. Nadine avait enlevé une plinthe, gratté le Placoplatre, remis la plinthe et camouflé son portable et celui de son amie. Manque de pot ou plutôt par chance, elle a oublié de l’éteindre et il s’est mis à vibrer tandis que le policier fouillait. Une mine aux trésors, le téléphone de Mélanie. Une bonne cinquantaine de noms masculin, autant de féminin. Parmi eux, des gens connus à foison. Voilà pourquoi on n’avait retrouvé aucun portable à part celui d’Armèle. Après la mort de la jeune femme, les autres avaient pris leurs dispositions pour faire disparaître les leurs.

- Je ne veux pas d’impair ! dit Lebosc. Vous mettez des gants pour m’interroger tout ce petit monde. On aurait dû faire ça avant ! Qu’y avait-il dans le téléphone de Nadine ?

- Rien d’intéressant, dit Cyril. Elles devaient n’en utiliser qu’un pour leur business, celui de Mélanie qui le planquait habilement. C’était elle qui centralisait les informations. J’imagine que si on met la main sur les autres téléphones, il n’y aura rien dans les contacts des autres covergirls qui aurait pu faire soupçonner un quelconque réseau de prostitution. Elles effaçaient les messages et les appels au fur et à mesure. Toute une organisation aux rouages bien huilés.

Lebosc frappe dans les mains et déclare :

- Il me faut une commission rogatoire du juge. Demain matin, on attaque par la directrice de la galerie. Je vais me la faire celle-là. On va aussi voir les services sociaux chargés de protéger les anonymats des enfants nés sous X. Au lit, tout le monde. Préparez-vous à une journée chargée.

- Comme si ça changeait des habitudes grommelle Georges.

Lebosc fait semblant de ne rien attendre et lui donne une tape dans le dos.

 

***

 

Il est près de dix-neuf heures lorsque Fatima et Christelle quittent le quai des Orfèvres. Fatima, complètement démoralisée et fatiguée rentre chez elle. Christelle également, pour se faire « belle » ainsi que le lui a demandé le juge. « Il ne va pas être déçu, je lui sors le grand jeu » se dit-elle en se regardant dans la glace. Essayant d’oublier Edmond, elle fourre le tableau dans le carton où il dormait depuis cinq ans, relégué à l’enfance. « Au diable les morts ! Je ne vais pas passer ma vie à le pleurer celui-ci » se dit-elle.

A vingt heures sonnantes, pas une minute de plus, pas une de moins on sonne à l’interphone. Christelle saisit son sac, vérifie encore une fois sa tenue, tire sur sa jupe courte, remonte ses collants fins. N’est-ce pas trop sexy ? Pas suffisamment classe ? Petit chemisier blanc version collège, jupe courte plissée à carreaux, ballerines. Elle n’a jamais pu mettre des talons hauts sans se tordre une cheville… Veste longue cintrée. Les cheveux remontés en chignon avec quelques mèches rebelles qui s'en échappent, boucles d’oreilles en perles nacrées assorties au collier. « Il ne va quand même pas se plaindre le juge ? Zut alors ! Il serait gonflé ! ». Malgré les réflexions qu’elle se fait pour se donner du courage elle est émue comme si c’était le premier rendez-vous de sa vie.

 

 

Chapitre VI

 

« Le glaive de la justice n'a pas de fourreau. »

Joseph de Maistre

Les soirées de Saint Petersbourg

 1

 Hôtel des Anges

 Simple, le plan de Marcel finalement, et expéditif. On ne l’a plus vu pendant toute la journée et le voilà qui arrive ce soir avec trois passeports tout neufs aux noms de Corinne Floch, Marion et Damien ! Clarisse n’aime pas beaucoup sa nouvelle identité et le plus difficile est de faire comprendre aux enfants qu’ils ne sont plus ceux qu’ils sont. Le gamin réclame son père et les matchs de foot qu’il a ratés depuis qu’ils ont quitté la maison. L’école, qui a repris ce lundi, leur manque, ainsi que les copains. Allez leur expliquer qu’ils ne reverront plus leur père, les amis, leur enseignant, leurs jouets ! Ils doivent tout quitter pour une destination mystérieuse, vers l’inconnu et des inconnus.

- Je ne veux pas m’en aller ! pleure le désormais « Damien ». Je veux rentrer à la maison.

Il a sept ans, l’âge supposé de « raison ». Tu parles d’une connerie ! Comment lui expliquer que sa mère est en danger de mort avec leur père ? Qu’ils doivent fuir à cause de lui ? Aminata, très prosaïque, lui demande s’il veut choisir de rester avec son père tandis que sa maman et sa sœur disparaîtront définitivement de sa vie. Elle en connaît un rayon, elle, du choix essentiel à la survie. Elle avait six ans quand sa mère et sa sœur aînée ont quitté le Mali clandestinement n’emportant comme bagage que les vêtements qu’elles avaient sur elles pour se retrouver dans des camps de réfugiés et cet hôtel minable qui leur tient lieu de résidence. Mais tout sauf ce père dont elle n’a plus que qu’un souvenir terrifiant dont elle fait encore des cauchemars la nuit ! Sa mère était enceinte de Zaouïa. La vie de cache-cache elle connaît.

- Si tu veux, tu restes ici, mais il faudra oublier ta mère et ta sœur. Ton père se servira de toi pour se venger et te cassera la figure tous les jours. Ça te plaît comme idée ?

Vu de ce côté de l’affaire, évidemment, le choix est vite fait. Damien sèche ses larmes et s’accroche à la main de sa mère.

- Il faut partir ! annonce Marcel. Dépêchez-vous ! Et abrégez les effusions. Un avion vous attend à l’aéroport de Villacoublay.

- Villacoublay ?

- Ben oui, s’énerve Marcel. Tu croyais qu’elle allait partir de Roissy ? C’est de Villacoublay que partent les avions du gouvernement. Je vous avais promis du lourd, non ? Ce n’est pas parce que je suis vieux, décrépi et mac que je n’ai pas les bras longs.

– Tu nous raconteras un jour ? demande sa sœur étonnée de se rendre compte qu’en fait elle ignore tout de son frère.

Marcel ricane :

- Tu peux toujours rêver.

- Et mon mari ? demande timidement Clarisse.

- Demain matin à l’aurore on perquisitionne chez lui. Et puis qu’est-ce que ça peut vous foutre son avenir ? C’est trop tard pour les remords ma p’tite dame.

Effusions, larmes, souhaits de chance, et encore larmes. La petite famille s’engouffre dans une voiture aux vitres teintées. Puis la rue retrouve sa tristesse tranquille de tous les soirs. Une boule me noue la gorge. Je ne reverrai jamais Clarisse. Vers quelle destination cet avion l’emporte-t-il ? Quel destin ? C’est un peu grâce à moi ou c’est un peu de ma faute. Je ne le saurai jamais. Elle a choisi l’anonymat sans rien demander. Je n’ose pas m’interroger sur les magouilles de Marcel. Police, mafia ? Les deux ? J’espère un jour avoir de ses nouvelles. J’y penserai jusqu’à la fin de ma vie.

Le train-train reprend. Un appel de Maryse, la greffière du tribunal. Elle nous propose de nous retrouver dans une demi-heure chez elle. Je sens que ça ne va pas plaire à Marcel cette escapade et je dois être revenue pour mon visiteur du soir. Pas de temps à perdre.

 2

 Jamais une soirée ne m’a paru aussi surréaliste. Une soirée ou plutôt une nuit de « oufs » comme disent les jeunes. A présent, ça ressemble à un film que je me serais passé pour meubler mes insomnies. Un film qui te tient en haleine, bien angoissant, un thriller, quoi. Sauf que ce n’était pas un film.

Tout a commencé à huit heures du soir avec l’arrivée de la fliquette, Fatima. Ce qu’elle nous a raconté dépasse l’entendement. Il a fallu qu’elle répète plusieurs fois pour que nous arrivions à intégrer l’information. Au début, Violette a tout nié en bloc. Non, le proc n’est pas son tortionnaire. Elle l’a reçu chez elle, c’est vrai, c’est un habitué. Il n’y a pas de quoi l’accuser de meurtre pour autant. Mais l’ADN prouvant qu’il est le père de la petite Justine assassinée square Vert Galant a fini par la faire craquer. C’est bien lui son violeur. Ses yeux noirs, son visage d’ange qui peut te faire croire que tu es au paradis alors que tu te retrouves en enfer, oui, c’est lui. Elle l’a reconnu tout de suite sur la photo. Si Jeannine n’avait pas été avec elle, elle aurait avalé la boite de Doliprane d’un coup pour oublier. La scène lui revient dans toute son horreur. Elle entend sonner un téléphone. Celui de son agresseur. D’un coup, tout s’accélère. Il s’affole, s’affaire autour de la table. Elle voit ses yeux tourmentés lorsqu’il la regarde. Puis il s’enfuit non sans avoir pris le temps de saccager la serrure. Ensuite, elle s’évanouit.

Fatima promet qu’elle ne dira rien, elle ne trahira pas Violette mais si le proc fait une autre victime, elle sera responsable, et là, elle balancera tout. On se met d’accord avec elle. Interdiction de bouger. L’autre fliquette n’est pas là, la psy. Il paraît qu’elle a un rendez-vous amoureux. Tant mieux pour elle. Fatima s’inquiète pour son pistolet. Elle l’a perdu, ou plutôt, on le lui a volé. C’est le blâme assuré, pire si quelqu’un l’utilise. Elle a les yeux cernés, nous lui conseillons d’aller se coucher. Personnellement, j’ai aussi un rendez-vous galant. Une fois Fatima partie, je leur raconte la visite journalière de mon bel amoureux. Nous rions, pour une prostituée c’est un comble un rendez-vous sans acte sexuel. Ça leur donne des idées romantiques. Peut-être est-il amoureux de moi ? On l’a déjà vue… dans les films. Le beau milliardaire amoureux d’une péripatéticienne belle comme un cœur qui se prostitue pour payer ses études. Mais lui, il n’est ni beau ni milliardaire bien qu’il me laisse des pourboires de prince ; moi je n’ai rien de la jeune première se baignant lascivement dans la baignoire d’un hôtel huppé, quant à la beauté, tu repasseras. J'étais moche même quand j'étais jeune. « C’est d’autant plus magique » me disent-elles à l’unisson. Peut-être que s’il m’embrasse nous allons nous métamorphoser en un jeune couple magnifique qu’une sorcière maléfique avait transformé en trolls ? Nous rions toutes de la bonne blague. Depuis le départ de la police, nous sommes plus détendues. Ce n’est pas que nous ne faisons pas confiance à Fatima, mais bon, la police reste la police.

Peu à peu, les langues se délient. Des idées fusent aussi délirantes les unes que les autres. Nous en abandonnons certaines, nous sélectionnons celles qui nous paraissent les moins saugrenues. Nous affinons nos idées car elles sont devenues un projet commun que même Maryse agrée. Heureusement, car nous avons besoin d’elle. La nuit va être chaude. Avant tout, je dois honorer mon rendez-vous. Pendant ce temps, les copines vont peaufiner notre programme. Il n‘est pas question qu’il y ait une seule faille dans le plan.

- Quelqu'un connaît l'adresse du procureur ?

- Moi, dit fièrement Maryse.

- Parfait. Rendez-vous à Minuit ici même.

- Nous t'attendrons, m'assure Jeannine.

Moi, ce qui me rassure c’est que mon amoureux transis n’est pas le serial-killer vu que ce n’est pas le procureur.

  3

Pour Christelle la soirée commence par un repas dans un restaurant où jamais de sa vie elle n'aurait songé pouvoir mettre ne serait-ce que le bout de sa ballerine. Edmond lui semble encore plus beau que d'habitude. Une bouffée de désir lui donne chaud aux joues et elle lui sourit. Il n'en faut pas plus pour que le juge se retrouve sur un petit nuage. Conversation on ne peut plus formelle qui pourrait donner raison à Fatima. Le juge est obnubilé par tous ces meurtres et l'avis d'une psy lui semble primordial. Christelle a du mal à choisir un plat dans tout ce que propose la carte. Edmond la conseille, on voit bien qu'il a l'habitude de venir ici. « Peut-être y amène-t-il toute ces conquêtes ? » se dit Christelle. De fil en aiguille, leurs débats glissent lentement vers leur propre vie. Lui, ses déboires amoureux, sa propension à faire échec à toutes ses relations, par timidité, par maladresse. Christelle, ne voulant pas partir sur un mensonge, lui narre son aventure avec Armand Simons, le grand, le vrai. Elle était si jeune... si amoureuse, si folle. Le vrai tableau « Appel au secours », c'est elle qui l'a, enfermé dans un carton depuis cinq ans. Alors là ! Envoûté le juge ! Comme si le fait d'avoir ce tableau la transformait en princesse et lui en grenouille. Il est déjà tellement intimidable ! Il ne va pas oser sortir avec l'égérie du peintre, celle qui a fait couler tellement d'encre sur les journaux et tellement de bave dans la bouche des jaloux. Qui est-il pour oser prétendre à ne serait-ce qu'un peu d’amitié de cette femme ? Christelle réalise ce qui se passe dans la tête de son amoureux. Hors de question que l'ombre d'Armand vienne planer sur cet amour naissant et le détruise avant même d'avoir commencé. Elle lui prend la main et lui dit :

- On s'en fout d'Armand. Je te montrerai le tableau. Armand était un peintre génial, c'est un fait. Il m'a aussi séduite, aimée, torturée, anéantie, piétinée, transformée en bête de traque pour sa famille. Il n'y a qu'une seule personne qui m'a montré un peu de compassion, tendu la main : Didier Ménard. C'était aussi son ami. Si je suis là aujourd'hui c'est grâce à lui, c'est aussi grâce à lui si je ne me suis pas jetée du haut de Notre Dame. J'ai quitté Marseille avec lui. J'ai repris des études, sorti la tête de l'eau, grâce à lui et… à Claude Charretier.

Edmond a un sourire un peu triste :

- Ah, je comprends mieux maintenant tout ce mystère autour de toi.

- Et alors ? Je te fais peur ?

- Peut-être bien que c'est le contraire. Tu es comme moi finalement, une victime de l'amour.

Christelle baisse la voix et dit :

- J'ai un petit dessein à te soumettre. Mettons en commun nos persécutions il en sortira peut-être quelque chose de positif.

- Je n'osais pas te le proposer mais puisque tu y tiens...

Edmond demande la note, prend Christelle par la main et l'extrait littéralement du restaurant. A peine sur le trottoir, il l'embrasse avec une telle fougue que la jeune fille en oublie tout. Lui expliquer leur enquête parallèle ? Le proc assassin ? Hors de question. L'heure est aux effusions. Qu'est-ce qu'elle s'en fout du reste ! Ils vont chez lui. A peine la porte refermée, elle laisse tomber ses habits et se jette nue dans ses bras.

- C'est une agression, lui fait remarquer Armand.

- Je dirais même un viol.

Le canapé est là à temps pour recevoir leurs deux corps enlacés. La nuit devient brûlante, exotique. Christelle a appris l'amour avec un spécialiste des ébats amoureux. Dans le milieu artistique, Armand était aussi connu pour ses prouesses sexuelles. Les femmes étaient folles de lui. Pourquoi ne pas en faire profiter Edmond ? Celui-ci ne se pose même pas la question de savoir où elle a appris toutes ces gourmandises. Leurs corps ne font plus qu'un, leurs bouches se promènent dans tous les coins de leur anatomie. Leurs doigts, leurs cris se mêlent, s'emmêlent. Ils en oublient le monde.

Juste une petite pensée traverse l'esprit de Christelle. « Si Maryse voyait ça... ».

Mais Maryse a d'autres chats à fouetter et la jeune fille l'ignore.

 

***

 Le jour est levé depuis longtemps lorsqu'ils émergent d'un sommeil beaucoup trop court malgré l'heure tardive. Cela fait deux heures qu'ils devraient être au travail. Lebosc doit pester, Maryse attendre son juge en souriant. Christelle ouvre les yeux sur la poitrine d'Edmond et l'envie de lui la submerge. Mais leurs téléphones - maudite invention faite pour faire tourner en bourrique les plus flegmatiques - dont ils ont coupé la sonnerie, se mettent à clignoter en même temps. Edmond grogne sa désapprobation mais se saisit de son portable.

- Maudite Maryse ! bougonne-t-il. Elle va se faire engueuler.

- Ben moi, c'est Lebosc. Merde.

Elle caresse son sexe.

- Il aurait pu attendre un peu, susurre-t-elle.

Mais l'expression sur le visage d'Edmond refroidit son enthousiasme.

- J'arrive tout de suite ! crie-t-il dans l'appareil.

- Que se passe-t-il ?

- Habille-toi vite. On file au quai. On a assassiné le procureur. Ils nous appellent depuis des heures. Je te donne un casque, nous y allons en moto.

En d'autres circonstances, Christelle aurait été trop heureuse de monter sur la moto d'Edmond. Là, elle n'est pas rassurée. Dans l'état de stress où il se trouve, pourvu qu'il ne fasse pas n'importe quoi. Pourtant, assise derrière lui, elle peut constater avec quelle maestria il domine son engin. Elle se laisse aller contre son dos pour le plaisir de humer quelques instants encore les effluves de leur nuit.

  4

 36 quai des Orfèvres

 Assassiné, le procureur... Cette phrase tourne en boucles dans l'esprit de Christelle. Mon Dieu ! Qu'ont-elles fait ? Violette, l'arme de Fatima. Elle n'a quand même pas osé ? Lorsqu'elle arrive avec le juge en moto, leur visage défait pourrait faire rire si la situation n'était pas aussi dramatique. Ils portent les mêmes vêtements que la veille, le juge n'a pas son horrible cravate. Deux heures de retard cela ne lui est jamais arrivé au magistrat ! Mais de leurs ébats, tout le monde s'en fout. En d'autres circonstances cela aurait soulevé des tollés de « hourra » et fait rire le quai des Orfèvres tout entier. Le commissaire divisionnaire Didier Ménard est là, le procureur général aussi. On attend le ministre de l'intérieur. Le regard de Fatima cherche celui de son amie. Leurs yeux se croisent pleins d'angoisse. Une même idée les réunit. « Ont-elles osé ? » Des femmes normales, aussi différentes que les nuages dans le ciel, devenues des criminelles en l'espace d'une nuit ? Que faut-il faire ? Que faut-il dire ? Avouer ? Raconter l'inimaginable ? Se taire. Avertir Perrine et se taire ? Puisqu'elles sont arrivées à mener une enquête parallèle sans éveiller de soupçons, elles peuvent continuer. Amener peu à peu des indices prouvant la culpabilité du procureur. Cependant, c'est comme marcher sur un fil tendu au-dessus d'un abîme. De la folie. Quoi qu'il arrive, elles sont assurées d'une chose : leur carrière dans la police est finie. Il faut qu’elles sachent ce qui s’est passé cette nuit du côté des filles. Vite. Ensuite, prendre une décision et advienne que pourra. 

Le procureur général prend la parole :

- Il était six heures ce matin lorsqu'un ouvrier chargé de l'entretien de la voirie a trouvé le corps nu du procureur jeté derrière une benne à ordure. Quand je dis jeté, c'est jeté ! Comme un vulgaire paquet. D'après les constations préliminaires il a été roué de coups et à ce moment-là, il était encore vivant. Il a des ecchymoses sous les pieds, ce qui pourrait faire penser qu'on l'a obligé à marcher pieds nus. En ce moment, une équipe perquisitionne chez lui. Pourquoi s'en prendre au procureur ? Avait-il trouvé un indice sur l'affaire des prostituées ? A-t-il essayé d'enquêter de son propre chef ? Connaissait-il son agresseur et est-ce en rapport avec notre enquête ? Ce n'est pas certain. Il faut chercher dans tous ses dossiers chauds.

- A-t-on trouvé des indices ? demande Fatima, ADN, empreintes ?

- Nous cherchons, mademoiselle Mera, mais le procureur doit en être couvert avec tout le monde qu'il rencontre ! Il reçoit du beau monde chez lui. Nous n'allons tout de même pas mettre en garde à vue tout le gratin de Paris !

- Comment a-t-il été tué ?

- Par strangulation. Mais il devait déjà être bien amoindri. Il ne s'est pas défendu. Il a été torturé chez lui. Puis, on l'a obligé à marcher jusqu'à l'endroit de son meurtre. 

- Il s'agit peut-être d'un crime passionnel ? Fait remarquer un policier.

- Il va falloir interroger madame la juge Giordano, ajoute Lebosc.

- Hou là ! s'écrie le procureur général. Avec des pincettes, s'il vous plaît.

Lebosc meurt d'envie de lui dire « non monsieur le procureur ! On va la torturer, la violer comme nous avons l'habitude de faire au quai des Orfèvres ». Il contient son exaspération.

- La scientifique est chez lui et à l'endroit où on a trouvé son corps. Mera, tu rejoins Touret et Masson chez lui. Vasseur, je veux que tu te concentres sur son téléphone. On ne l'a pas trouvé. Cherche partout, chez lui, dans les poubelles et si tu ne trouves rien, vois avec son opérateur qui l'a appelé en dernier. Quant à toi, Flores, je te veux ici, tu ne bouges pas. Tu concentreras toutes les informations. Je compte sur toi pour l'accueil du ministre.

- Il n'y a pas eu d'autres agressions de femmes depuis deux jours, fait timidement remarquer Ioana Saint-Léger. C'est étrange quand même.

- Tu crois que le proc était l'assassin ? ricane Georges. T'es une marrante, toi.

- Ce n'est pas ce que je veux dire. On n'a pas retrouvé Maguy, n'est-ce pas ? Elle disait que c'était quelqu'un de connu.

- A ton idée, Maguy aurait donc trucidé le proc ? De ses petites mains de SDF ? Elle est rigolote la petite noble.

Ioana voit rouge. Ce gros lourdaud de Georges lui casse carrément les pieds. Il va voir, le gros flic, ce qu'est une noble croisée Roumaine ! Marre d'être toujours polie, respectueuse, de se faire traiter de tous les noms d'oiseaux, encore que les noms d'oiseaux ne la vexeraient pas, mais de « voleuse, gitane, noble déchue, prout-prout » pour ne citer qu'eux, elle n'en peut plus. Autant profiter de la présence des chefs pour mettre les pieds dans le plat. 

- Tu m'emmerdes Georges. Tu n'es qu'un vieux gros macho aigri qui a raté tous ses examens et se venge sur les femmes. Tu m'emmerdes. Tu ne me traites plus de noble ni de gitane ou tu prends ma main dans la figure, tu respectes ma famille. Ta mère lavait le cul des vaches et ton père le cul de ta mère...

- Mademoiselle Saint-Léger ! Ça suffit ! Vous aussi Coste ! Dans mon bureau ! Tout de suite ! s'insurge le commissaire divisionnaire.

En les voyant sortir tous les trois, Fatima fait remarquer « c'est elle qui va morfler, bien entendu. Cet abruti de Georges ne lui fichera jamais la paix. C'est un sournois, il fait toujours ses réflexions méchantes par derrière. C'est normal qu'elle craque la petite ».

- Je vais m'en occuper dit Lebosc. En plus, elle a raison, Ioana. Qu'est devenue Maguy ? Que sait-elle ? Où se cache-t-elle ? On ne l'a pas trouvée vivante, pas plus que son corps. La mort du proc ne doit pas nous faire oublier l'autre affaire. Bon, chacun sait ce qu'il a à faire. Alors au boulot.

- Je vous ai signé l'autorisation de lever l'anonymat sur la naissance de la petite Justine, dit le juge. Je vous signe aussi une commission rogatoire pour perquisitionner le bureau du procureur en plus de son appartement. Quant à Carine Giordano, c'est notre première suspecte bien que je doute fort de sa culpabilité. Convoquez-la, mais pas de garde à vue pour le moment sauf si vous le jugez vraiment indispensable. Mais prévenez-moi avant. Je veux être tenu au courant au quart d'heure près. Je serai au Palais toute la journée.

- Il s'en va après avoir jeté un regard bref mais langoureux à Christelle qui rougit. Finalement, cet amour naissant dont ils ont tous conscience détend un peu l'atmosphère.

- Ça va Florès ? lui demande Lebosc ? La nuit a été bonne ?

- Le ministre est arrivé ! annonce un policier.

Cela évite à Christelle de répondre mais elle s'approche de Lebosc et lui dit en aparté :

- Torride la nuit, chef, torride !

Qu'en est-il de ses désirs de vengeances ? Christelle, la petite égérie du grand artiste jetée dans les oubliettes du temps. Le moment de la vengeance n'est pas venu. Elle a presque oublié. Presque. Aujourd'hui, elle passera aux informations nationales à côté du ministre de l'intérieur et du commissaire principal du quai des Orfèvres, de quoi se rappeler aux bons souvenirs de ceux qui lui ont maintenu la tête sous l'eau pendant qu'elle se noyait. En même temps, elle imagine la fierté de son professeur, le grand professeur Claude Charretier. Au moins, elle lui fera honneur et, pour elle, c’est déjà énorme. 

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