Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Ecrivaine occitane, semeuse de graines de folie. Etre écrivain, c'est combattre, c'est dire, dénoncer, tous les jours, à chaque instant, jusqu'au dernier souffle. C'est aussi écrire pour vous faire évader. Quitter les sentiers battus et partir vers d'autres horizons.

un mur de trop. Feuilleton jour 5

Si vous avez raté le début 

Enfin, toutes ces considérations étaient celles de Valentine Casteldetri, pas celles de ses concitoyens plus confiants, béatement confiants… Elle était intimement persuadée que les sept sages savaient tout, y compris la façon de trouver de l’eau potable. Pourquoi ne voulaient-ils rien révéler ? Mystère. Mais elle trouverait, avec la bénédiction occulte de la société administrative des temps anciens par-dessus le marché ! Elle réalisa tout à coup qu’une fracture venait de s’opérer dans les rouages bien entretenus et bien rodés de l’administration centrale. Elle allait devoir jouer fin pour s’éclipser avec ses collaborateurs sans éveiller de soupçons. Après tout, l’aventure la tentait. Peut-être pourrait-elle enfin respirer, connaître un peu la liberté, même si cette liberté était dangereuse au point que personne n’avait jamais tenté de franchir le mur. Quant à son appartement, il commençait à lui faire penser à une boîte, un cube dont le volume rétrécissait au fil des années et elle à un insecte prisonnier de cette boîte, un piège à jamais refermé.

Tandis qu’elle branchait sa machine à jouir, le dégoût la prit et elle l’éteignit. Décidément, elle ne pouvait plus jouir toute seule, cela lui devenait insupportable. C’était peut-être à cause des propos de cet idiot de receveur d’informations : « on s’y aimait à la folie ». D’abord, qu’en savait-il ? Cette phrase la perturbait depuis la veille, sans qu’elle n’osât se l’avouer. Heureusement qu’elle n’était pas appelée à revoir cet énergumène qui ne pouvait que troubler négativement sa vie… Elle essaya d’aller se coucher, mais la chaleur suffocante de son appartement mal aéré à cause des fenêtres qu’elle tenait toujours fermées l’indisposait. Elle se tourna, se retourna sans trouver le sommeil. Finalement, lasse de se torturer l’esprit, elle se leva, se rhabilla et sortit pour rejoindre son laboratoire. Après tout, il n’y avait que là-bas qu’elle se sentait en sécurité. Il avait été conçu pour préserver de toute indiscrétion, avec fermeture hermétique des fenêtres et une ventilation, inaccessible au quidam de la rue. Elle y avait donc installé un coin pour dormir, et parfois passait plusieurs jours sans rejoindre son appartement lorsqu’elle avait trop de travail. Cette nuit-là, il lui parut être le seul havre où se cacher. Dans les rues, le silence était total. Pour une raison qui lui échappait, cette absence totale de bruit lui semblait parfois anti-nature et la mettait mal à l’aise. Le chuintement de ses chaussures même faible devait s’entendre jusque dans les habitations où tout le monde savait à présent qu’il y avait un promeneur dans la rue. Valentine les imaginait tendant l’oreille, se posant des questions sur son identité. Qui pouvait bien sortir à une heure pareille ? Et pourquoi faire ? Elle hâta le pas, prête à s’excuser de cette intrusion inconvenante dans l’univers feutré de la nuit. Devant la porte de son laboratoire, elle tomba son sac, se baissa pour le ramasser, et ce faisant, évita un projectile lancé contre elle qui s’écrasa sur la porte, rebondit et tomba derrière elle. C’était un énorme caillou qui aurait pu, lancé avec une telle force, lui fracasser le crâne sinon la blesser sérieusement. Elle se releva, entendit courir mais ne vit personne. Elle resta quelques secondes, complètement tétanisée, à contempler stupidement la rue avec incompréhension. Puis elle réalisa que quelqu’un lui en voulait au point de l’agresser d’une façon dont elle n’aurait jamais cru capable un seul des habitants de la ville. Elle ouvrit la porte, la referma aussi rapidement. Elle tremblait de tous ses membres. Pour la première fois de sa vie, elle sut ce qu’était la panique, la terreur, des mots désuets venus d’un autre âge, d’une époque reléguée aux oubliettes du passé, et que plus personne n’utilisait. Personne dans ce monde, aussi loin que remontaient ses souvenirs, n’avait agressé personne. Elle se servit un verre d’eau de la bouteille restée sur son bureau depuis deux jours. Elle était tiède mais peu lui importait. Elle manqua s’étrangler avec, en but un autre verre sans arriver à se calmer, ni à maîtriser ses tremblements. Sur son bureau, l’écran de vie se mit à s’éclairer. Qui pouvait bien vouloir lui parler à cette heure ? Elle appuya sur le bouton et le visage de Sami occupa l’espace.

— Que se passe-t-il Valentine ? demanda-t-il. Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Tout va bien ?

— Pourquoi m’appelles-tu ? Tu crois que c’est une heure pour appeler les gens ?

— C’est l’heure pour appeler les amies dans l’embarras en tous cas. Et à voir ton visage, je pense que je tombe à pic. Heureusement que nous avons des amis en commun.

— Qui t’a dit que j’étais dans l’embarras ? De quoi se mêle-t-on ?

— On se mêle qu’on t’aime bien, probablement. Pourquoi te mets-tu en colère ? Valentine, arrête de jouer aux imbéciles avec moi, je te connais depuis trop longtemps. Dis-moi ce qui ne va pas.

Valentine ne put contenir plus longtemps les larmes qui lui obstruaient la gorge. Elle avait horreur qu’on se mêlât de ses affaires et ne se confiait jamais à personne. Mais pourtant, cette fois-ci elle avait vraiment besoin de réconfort. Mais ne sachant pas demander du secours elle resta bras ballants, les yeux agrandis par l’angoisse, debout devant l’écran, à contempler le visage affolé de Sami.

Il se mit à crier :

— Valentine ! J’arrive ! N’ouvre à personne.

L’écran s’éteignit et Valentine se retrouva seule, face à ses peurs. Dix minutes plus tard, Sami tapait à la porte.

 

4

 

Elle ouvrit prudemment en regardant derrière lui. Voyant son manège, Sami se retourna.

— De quoi as-tu peur ? Tu vois bien qu’il n’y a personne. Tu as peur des gens, maintenant, toi ?

Valentine risqua un pas à l’extérieur et montra à Sami le caillou jeté contre sa porte :

— On m’a jeté ce caillou dessus quand je suis rentrée. Il a rebondi sur la porte. Si je ne m’étais pas baissée, je le recevais sur la tête.

Sami prit le caillou, un genre de pavé cubique, et l’examina en silence. Puis, il prit Valentine par le bras et l’entraîna à l’intérieur.

— Tu sais ce qu’est ce truc-là ? En as-tu déjà vu ?

— Non, c’est un caillou. Voilà tout. Quelqu’un a dû voir ma conférence et je ne l’ai pas fait rire… Bien que je ne voie pas ce qui peut motiver une telle haine. Jamais je n’ai vu une hostilité pareille. Ma parole, ils sont devenus fous !

— Je ne crois pas. Ce caillou, comme tu l’appelles, c’est un morceau de mur. Le mur, tu sais de quoi je te parle Valentine ? Ce n’est pas quelqu’un de chez nous qui t’a envoyé ce joli cadeau. Les seuls qui ont accès au mur, sont les membres des tribus qui le gèrent. Et j’imagine qu’il faut beaucoup de force pour lancer un tel objet, il pèse au moins dix kilos ! Ce qui veut dire que ton expédition dérange les habitants des tribus gestionnaires du mur.

— Quelle expédition ? Comment es-tu déjà au courant toi ? Je devais t’en parler, j’attendais demain… Il y a des fuites dans la société des temps anciens ! On aura tout vu.

Sami eut l’air gêné.

— C'est-à-dire que… non. C’est mon copain, tu sais le receveur d’informations qui doit travailler avec nous ? Il m’a appelé pour m’informer de notre collaboration. J’ai déjà travaillé avec lui par le passé…

— Et moi, dit froidement Valentine, on me prend pour qui ici ? J’ai encore mon mot à dire que je sache ! Je pourrais très bien ne pas vous vouloir ni l’un ni l’autre. Et c’est lui l’ami qui s’inquiète pour moi ? Un type que je n’ai jamais vu ?

— Oh si ! Il t’a vue et tu lui as fait une forte impression, crois-moi.

— Le fils du grand Appariteur ? Jamais vu. Tu sais que je ne fréquente pas les receveurs d’informations, ils me donnent la nausée. Et franchement, je plains mon chef d’avoir un fils dans cette engeance. Tu parles d’un honneur ! Pourquoi ce type prétend-il que je le connais ?

— Tu l’as rencontré ici même, pas plus tard qu’avant-hier après ta conférence. C’est un mordu d’histoire et, crois-moi, je pèse mes mots. Il a voyagé partout dans le Grand Pays. Quand il a vu tes documents, il a craqué. Il paraît que tu as des trésors dont tu ignores peut-être l’importance.

— J’ignore l’importance de mes trésors ? explosa Valentine. De quoi se mêle-t-il celui-ci ? Je vais demander au grand Appariteur de me donner un autre receveur d’informations, je ne veux pas de son fils ! Dix ans de ma vie ! Dix ans de ma vie que j’ai passés à faire des recherches ! J’y ai perdu les plus belles années de ma jeunesse ! Pourquoi ? Pour entendre, de la bouche d’un guignol planqué, que je ne connais pas l’importance de mon travail !

— Valentine calme-toi. Je ne t’ai jamais vue comme ça !

— Et alors ? Tu as déjà vu quelqu’un se faire jeter des morceaux de mur ? Tu trouves ça ordinaire, toi ? Normal ? Je dois me calmer ? Me mettre au lit, dormir, oublier ?

— Personne ne te dit de te mettre au lit et de dormir, seulement de ne pas paniquer, ou alors tu laisses tout tomber. Figure-toi que ceux que tu déranges ne vont pas s’en tenir là. Alors tu ne dois pas rester isolée. Autant que tu me dises tout maintenant. Quel est le but de notre mission ?

— Une mission ? Boaf, une mission… Bref, appelons ça ainsi si tu le veux. En fait, nous sommes censés faire des recherches pour trouver un moyen de nous procurer de l’eau. Nous devons explorer le passé pour comprendre le présent, et pour explorer le passé, il faut aller au-delà du mur, cela ne suffit pas d’essayer de déchiffrer de vieux documents. Il faut aller voir sur place. Une chose que tu ne sais pas, c’est que cette expédition doit rester secrète. Personne de l’administration centrale ne nous donnera une autorisation. Ce que nous allons faire est strictement interdit. J’aimerais bien que ton énergumène de copain n’aille pas le raconter partout.

Sami sourit, amusé :

— Que t’a-t-il fait pour que tu sois à ce point remontée contre lui ?

Valentine se souvint des propos du receveur d’informations à son sujet et elle n’avait aucune envie d’en parler avec Sami. « Vous a-t-on dit que vous étiez belle ? ». Ces mots-là la troublaient. Sami ne le lui avait jamais dit en tous cas. Jamais. Et ses yeux noirs désespérés ? Oui, le même regard que le grand Appariteur bien sûr ! Pourtant, à tout bien considérer, c’était impossible. Le Grand appariteur ne pouvait pas être son père biologique. C’était interdit et elle voyait mal le Grand Appariteur transgresser les règles.

Malgré son embarras, Elle réussit à répondre :

— Je n’ai aucun a priori car je ne le connais pas. Mais il a l’air un peu… Comment dirai-je ? Dérangé de la tête. Voilà, c’est le mot : dérangé de la tête. Il a de drôles de propos. Des propos dangereux. J’ai eu assez d’ennuis, moi ! Tu ne connais pas les centres de désintoxication, lui non plus sûrement, moi si. Et crois-moi, je n’ai pas envie, mais pas du tout envie, d’y retourner !

Elle était toute pâle. Sami la prit dans ses bras et la serra contre lui. C’était la première fois qu’il la voyait aussi vulnérable. Toujours secrète, elle n’avait pas pour habitude de s’épancher, encore moins de raconter sa vie. Il savait qu’elle avait fait des cures de désintoxication dans sa jeunesse ainsi que ses parents. Mais jamais elle n’y avait fait allusion. Il la croyait dure car elle passait son temps le nez plongé dans ses documents, ou à courir le Grand Pays pour en trouver. Chaque fois qu’il avait des rapports sexuels avec elle, il avait l’impression qu’elle était ailleurs, absente, peut-être quelque part aux confins du Grand Pays, dans une grotte, un vieux monument, en tous cas pas avec lui. Ce n’était pas physique, non, il n’avait pas l’impression qu’elle s’ennuyait ou qu’elle faisait semblant de jouir. Bien au contraire, faire l’amour avec elle était un vrai plaisir physique et un bonheur pour l’amour propre, mais moralement elle n’était pas là, tout simplement. Depuis quelques temps, il avait l’intention de lui proposer de faire sa vie avec elle, mais il n’osait pas. Chaque fois qu’il avait essayé, quelque chose l’avait retenu et il remettait toujours à plus tard sa demande. Pourtant, c’était tellement simple pour le commun des mortels ! Mais avec Valentine, rien n’était simple. Peut-être aurait-il le courage cette fois-ci. Il lui demanda :

— Je reste dormir avec toi ?

Valentine ne répondit pas tout de suite. Elle cherchait ses mots, une formule élégante pour ne pas le vexer.

— Pas ce soir. Je suis fatiguée. Et j’ai déjà utilisé ma machine à jouir. Alors tu vois…

— Je vois, dit Sami vexé. Bien que je te remercie de m’associer à une machine. Je pensais te procurer un peu plus de bonheur qu’un objet. Enfin, tant pis. Une autre fois, peut-être ?

Valentine ne savait plus que dire pour ne pas le blesser.

— Mais bien sûr ! Une autre fois. Nous allons faire un grand voyage ensemble non ? Nous aurons tellement d’occasions !

— Bien sûr, nous aurons des occasions. Pourtant, si nous nous mettions en couple, ce serait plus simple, sans équivoque, non ? En revenant, nous pourrions demander un enfant. Tu ne voudrais pas avoir un enfant ?

Un enfant ? Si elle voulait un enfant ? Plus que tout au monde. Mais pouvait-elle lui dire qu’elle voulait un enfant de l’amour ? Un enfant comme elle l’avait été : l’union de ses deux parents, pas un spermatozoïde pris au hasard dans un tube, l’enfant de n’importe qui. Avec une infinie tristesse elle répondit :

— Si, je voudrai un enfant plus tard, pas tout de suite. Je ne suis pas prête.

— Tu as raison, dit Sami qui n’était pas dupe. Il faut être disponible pour élever un enfant. Nous ne le sommes ni l’un ni l’autre.

Le silence s’installa, un silence pesant que Valentine brisa en disant :

— Reste dormir, si tu veux. Je suis idiote parfois. Reste, s’il te plaît.

Sami hésita, faillit partir et se ravisa. Ce qui l’attirait dans cette femme le dépassait. Elle n’était pas du tout dans les normes du Grand Pays, autant physiquement que moralement, et ses relations avec elle risquaient de lui attirer les pires ennuis étant donné ses antécédents familiaux. Il se dit qu’il ferait mieux de partir, d’aller voir une autre de ses conquêtes qui serait plus rassurante et avec laquelle il pourrait espérer avoir une vie tranquille approuvée par tous ses concitoyens et avoir un enfant. Mais non, il restait là à contempler Valentine avec un vague à l’âme qui le troublait. Elle ferma la porte derrière lui, accentuant l’impression lourde de malaise. C’était peut-être les odeurs diverses de papiers moisis et d’humidité ambiante qui donnaient à ce réduit – le seul mot qui lui venait à l’esprit concernant le laboratoire de Valentine – cette atmosphère surréaliste. Malgré la sécheresse extérieure, il y faisait toujours humide, mais une humidité malsaine que Sami soupçonnait d’avoir des répercussions sur le moral de son amie. Il y venait rarement. La plupart du temps, lorsqu’ils travaillaient ensemble, c’était dans son propre laboratoire, clair, aseptisé, où chaque chose avait sa place sur des étagères ou dans des compartiments étiquetés. Il savait toujours où trouver ses affaires. Chez Valentine, le fouillis était total et cela le dérangeait. Mais, elle avait l’air d’y trouver un plaisir obscur, une sorte de jouissance inexplicable. Incommodé par l’odeur, il essayait de retenir sa respiration. Il eut envie de partir. Valentine, princesse en son domaine, balaya l’espace et constata :

— Cela ne s’est pas arrangé depuis la dernière fois, n’est-ce pas ? On m’a fait parvenir un lot de documents assez étranges que j’aimerais te soumettre. L’odeur vient d’eux… Regarde, ils sont là, sur la table. Bon, d’accord, ce n’est pas brillant, il n’y a que des morceaux. Mais regarde, il y a des signes dessus.

— Tu comptes trouver de l’eau avec ça ? dit lugubrement Sami.

— De l’eau ? Non. Du moins je ne crois pas. Mais ces signes m’obsèdent, vois-tu. Les anciens appelaient ça « l’écriture ». Je sais, cela paraît stupide. Je vois bien tes réticences. A quoi cela servait-il ? me demanderas-tu. Oui, de prime abord, bien entendu, on peut me traiter de douce rêveuse dotée d’une imagination débordante. Mais je suis sûre de mes conclusions. L’écriture était un moyen de communication dans la Basse Epoque et peut-être même à des époques largement antérieures. L’écriture, c’est un ensemble de signes qui expriment la pensée. C’est génial. Je me demande comment nos ancêtres ont fait pour oublier une invention aussi prodigieuse.

— Ce n’était peut-être pas au point, dit Sami sceptique sur l’utilité de ce soi-disant moyen de communication. Franchement, je ne partage pas ton enthousiasme. La dernière fois que j’ai analysé tes prétendus documents, je n’ai pas trouvé de quoi crier au miracle. Des résidus végétaux !

— Des résidus végétaux avec des signes, oui.

— Et d’après toi, ces signes sont des moyens de communication ? Un peu tiré par les cheveux, non ?

— Moins que tu ne le crois. Ces signes sont hyper subtils et rendent compte d’une complexité intellectuelle dont on ne soupçonne pas l’importance. Ce sont les résultats d’une réflexion extrêmement brillante. A mon avis, ces signes se sont perfectionnés avec le temps. On a parfois voulu nous faire croire que les hommes de la Basse Epoque étaient des hommes primaires, une sous espèce en quelque sorte. Et bien, au contraire, leurs concepts étaient beaucoup plus élaborés que les nôtres. Tu comprends, l’écriture a permis l’organisation de la pensée. Chaque pensée ou idée, est notée, cela lui permet de perdurer et d’engendrer la naissance d’autres pensées, et ainsi de suite, qui se démultiplient. Tu vois ce que je veux dire ? Notre civilisation ne repose que sur des images. La civilisation de l’instant qui passe. Pas d’histoire collective, pas de pensée élaborée, des images, seulement des images. Et des légendes, que des légendes verbales…

Lancée dans son plaidoyer elle ne lui laissa pas le loisir de répondre et poursuivit d’un ton exalté :

— Et je suis intimement persuadée qu’ils étaient extrêmement évolués au niveau technologique. Tu comprends l’enjeu ? Plus d’écriture, plus d’histoire. Rayée la mémoire des peuples du Grand Pays ! A un moment donné de l’histoire, quelqu’un a décidé d’interdire l’écriture pour qu’on ne se souvienne jamais du passé. Pour quelle raison ? Je le découvrirai. Je le découvrirai, tu peux en être certain !

Elle arpentait le laboratoire en tournant en rond et en se triturant les mains. Sami en restait muet de saisissement. Il ne l’avait jamais vue dans un tel état. Devant son mutisme et emportée par son élan, elle continua de plus belle :

— Regarde-nous, tous ! Nous vivons dans le présent, sans souci du passé ni du futur. Quel danger ! Quel abominable danger !

— Mais enfin, Valentine, calme-toi ! s’affola Sami. Si quelqu’un t’entend, tu es bonne pour effectuer un stage de désintoxication, et adieu ta liberté et notre mission ! Tu es aussi exaltée que mon copain le receveur d’informations.

— Receveur d’informations ! Tiens, ce mot-là d’ailleurs, un boulot de fainéant. Nous sommes tous des fainéants. C’est tellement facile de gober tout ce qu’on nous sert ! L’information il faut aller la chercher, pas attendre qu’elle tombe toute crue dans notre bouche.

— Ah ! Tu vois ? Tu as au moins une idée en commun avec mon copain. C’est bien ce que je disais : vous êtes malades tous les deux. J’aimerais bien savoir quelle bande d’exaltés tu comptes embaucher pour franchir le mur.

— Tu n’es pas obligé de venir, rétorqua Valentine vexée. J’ai proposé ta candidature parce que j’aime bien travailler avec toi…

— Et faire l’amour aussi la coupa-t-il ?

— A l’occasion, oui. Mais ce n’est pas la raison primordiale pour laquelle je souhaite que tu viennes. Tu es un excellent biologiste, le meilleur à mon avis.

— Ote-moi d’un doute, Valentine, tu ne compterais pas détourner l’objet de notre mission au profit de ton ambition personnelle ?

Valentine mit un certain temps avant de répondre tellement la question la peinait.

— Je n’ai aucune ambition personnelle. Je crois que tu ne perçois pas l’enjeu de ma recherche sur l’écriture. Personne ne le perçoit d’ailleurs. J’aimerais tant que vous compreniez… Il faut, tu m’entends, il faut impérativement savoir ce qui s’est passé il y a trois mille ans ! Et seule l’écriture des anciens nous donnera la clé. La planète meurt lentement de soif, il n’y aura plus d’eau d’ici cinquante ans. L’écriture, c’est la mémoire des hommes et son salut.

— Tu penses vraiment ce que tu dis ?

— Je ne le pense pas. Je le sais. Je voudrais en persuader le Grand Pays tout entier. Mais tout le monde s’en fout ! Tu as vu mon intervention sur le plateau ? Ils n’ont rien voulu entendre, rien voulu savoir. J’ai peur, Sami. J’ai peur du futur.

Sami la vit complètement déboussolée pour une raison qui lui échappait. Peur du futur à un tel point relevait pour lui de la paranoïa pure. Il commençait hélas à se poser des questions sur l’état mental de son amie. Des séjours répétés en camps de désintoxication ne l’avaient-ils pas rendue fragile psychologiquement ? C’est ce que tout le monde disait en tous cas, à commencer par son propre inspecteur d’âme qui l’avait déjà convoqué deux fois pour obtenir des informations sur elle, informations qu’il ne lui donnerait jamais, cela allait de soi. Si Valentine l’avait su, elle aurait piqué une colère dont elle seule avait le secret. Sami n’aimait pas les inspecteurs d’âme, mais avec le sien tout se passait bien. Une complicité s’était établie entre eux, presque une amitié, ce qui lui permettait de prendre des distances avec les intrusions dans sa vie privée. Pauvre Valentine ! se dit-il. Elle n’avait pas été gâtée par ses parents, des dissidents, fortes têtes, rappelés plusieurs fois à l’ordre. Valentine était leur vraie fille, le fruit de l’amour interdit. Sami s’était discrètement informé : au lieu de demander un enfant à l’administration centrale comme tout un chacun, les parents de Valentine avaient tout simplement fait l’amour sans protection, la pire des déviations, une insoumission dangereuse et sévèrement punie. Evidemment, neuf mois après, la mère de Valentine avait accouché. L’évènement avait fait grand bruit à l’époque. Normalement, d’après la loi, il fallait s’inscrire sur une liste d’attente, passer devant un jury qui déterminait si la famille était apte à recevoir un enfant ou non, et ensuite prendre rendez-vous avec la maternité pour l’insémination artificielle d’un embryon agréé. De cette manière, personne ne savait qui étaient ses parents naturels. Et c’était mieux ainsi, pensait Sami. Valentine n’était pas née d’un embryon agréé mais d’un embryon dit « primitif », et peut-être cet agrément manquait-il à une construction psychologique harmonieuse ? Il eut une idée subite qui lui donna froid dans le dos : et si Valentine avait l’intention de faire un enfant comme ses parents ? Il se promit d’être vigilant sur ses propres protections sexuelles.

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article